Hoc justitiae gentis hujus non parvum vestigium,quod,cùm aliae gentes plecterentur mutatione linguarum,ad istam non pervenit tale supplicium (St Augustin)
En 1841, Théodore Hersart de la Villemarqué, connu pour le Barzaz Breiz, publiait un texte qui n’a pas que peu perdu de son actualité. La Villemarqué nous propose ici une analyse féroce mais éclairée sur l’avenir de la langue bretonne, que beaucoup de Bretons devraient méditer. Nous vous en proposons quelques extraits :
Le jour où fiancée à la France, la Bretagne abdiqua ses droits politiques, ébranla fortement sa nationalité : elle ne devait pas néanmoins la voir succomber tout entière ; une puissance lui resta, qui, mettant à l’abri des influences étrangères, ses croyances, ses moeurs et ses traditions, en sauva la plus noble part : ce fut la langue bretonne. Cet antique idiome, elle y avait tenu ; elle l’avait gardé à travers les siècles avec une ténacité de mémoire et de volonté qui fait sa gloire aux yeux des historiens modernes, avec une fidélité ou l’antiquité chrétienne, habituée à regarder le changement de langage comme un châtiment du ciel, eut trouvé une preuve palpable de la grandeur morale de la nation qui le parle ; elle recevait donc le prix de son culte pour lui : depuis lors le breton n’a point cessé de le lui payer. L’histoire est là pour l’attester : dans tous les dangers qu’ont couru la foi et les moeurs des populations armoricaines, il est venu à leur secours.
[…]
Voltaire avait intronisé l’incrédulité en France, et toutes les classes de la société, depuis le prince jusqu’au manant, avaient battu des mains devant l’idole, et la France avait renié Dieu. La Bretagne l’imita-t-elle dans son apostasie ? Nos saints ne le permirent pas ! La langue, qui déjà l’avait mise à l’abri des paradoxes de Calvin, la défendit contre l’impiété philosophique, et le voltairianisme fut vaincu sans combat, comme le calvinisme.
Plus tard, qui la sauva de nouveau, quand les doctrines funestes, semées de l’hérésie et l’incrédulité, portaient leurs fruits amers ? N’est-ce pas encore le breton ? « N’est-il pas démontré [dit Laënnec], savant illustre dont l’Armorique est fière aussi bien que la France, qu’au milieu des orages de la révolution la conservation de la foi et des vertus sociales parmi les Bretons est due principalement à leur langue »
Aujourd’hui même, qui lui donne cette force vitale et cette individualité contre lesquelles se brise la civilisation française ?
Qui sauvera dans l’avenir « sa simplicité religieuse mille fois préférables à toute l’élégance sceptique des moeurs modernes ? Qui la préservera de l’irreligion et de la corruption qui gagne avec le français les autres provinces » si ce n’est encore et toujours la langue d’or de nos aïeux ? [NDLR : lettre de De Bonald à La Villemarqué, 1839]
Voilà ce que le breton a fait dans le passé pour nous ; ce qu’il fait à présent, et ce qu’il fera dans l’avenir, à moins qu’ingrats et infidèles, nous ne l’abandonnions sans défense aux destins contraires qui le menacent.
[…] Aux yeux des représentants du système d’aplatissement général qu’on nomme la centralisation, cette langue n’a aucune valeur. Affichant un mépris philosophique, pour tout ce qui s’éloigne de l’uniformité de la civilisation française, et faussant l’histoire, comme le dit encore et si bien M. Thierry. Ils regardent comme seules dignes d’éloges les nations auxquelles le hasard des événements a attaché l’idée de civilisation. Aussi ont-ils rayé le nom de la Bretagne de leurs statistiques ; aussi s’efforcent-ils de détruire ses moeurs, ses anciennes coutumes, le reste de son état social, et surtout son antique idiome, pour lui imposer la langue et les idées françaises. Mais le Bâtard de Normandie n’a pas traité différemment les Anglais qu’il avait conquis ! Mais Henri VIII, le tyran mitré, n’a pas fait peser sur les Gallois vaincus un plus insolent despotisme ! Mais l’autocrate russe ne soumet pas les Slaves à un joug plus intolérables. Nous vivons cependant, dit-on, sous le régime de la liberté.
Unité territoriale ! Unité de langage, répondent les humanitaires. Un peuple unius labii serait sans doute un peuple modèle s’il était possible ; mais toute la question est là. Si l’on veut en effet détruire la langue bretonne, parcequ’elle contrarie l’unité, il en faudra détruire bien d’autres ; car il n’y a pas un pays en Europe qui n’en renferment plusieurs différentes de celle de la majorité de la nation. Croyons en [Christopher Anderson] un penseur qui a fait de cette question l’étude de toute sa vie : « En voulant donner à l’Europe une langue uniforme, on ne réussira qu’à créer des patois divers et qu’à faire désapprendre au peuple un idiome qu’il parle correctement, pour lui en donner un qu’il ne possèdera jamais bien ».
Mais c’est au progrès des lumières et de la civilisation que les partisans de la centralisation en appellent le plus souvent soutenant qu’il est impossible de civiliser les Bretons autrement qu’en abolissant leur langage et en les assimilant au reste de la France.
Ne fait-on pas surtout l’éloge des habitants de nos campagnes, laborieux sensibles, énergiques, fidèles jusqu’au dévouement, pieux jusqu’au martyre, dont rien ne peut rebuter l’abnégation et lasser les sacrifices comme l’a dit Charles Nodier, écrivain français que nous citons avec orgueil. Classe aussi remarquable eu égard à l’intelligence qu’eu égard aux sentiments du coeur, et aussi supérieure aux paysans éclairés des environs de Paris, que la religion l’est à l’incrédulité, la morale à la corruption, la dignité à la bassesse, la poésie de la langue, des idées, des costumes et des usages, au prosaïsme brutal en tout genre.
Loin donc d’avoir aucun bien à demander à ses voisins, un tel peuple doit repousser tous ceux qu’ils voudraient lui offrir. Le progrès dont ils se prévalent, s’il s’introduisait chez lui, justifierait la définition qui l’appelle la corruption progressive des moeurs, et leurs fallacieuses lumières mettraient le feu à la Bretagne, sous prétexte de l’éclairer.
Mais ce n’est, selon quelques-uns, ni l’espoir d’établir en Europe l’unité de langage, des moeurs et des idées, ni le désir de voir la Bretagne s’asseoir, comme on dit, au banquet de la civilisation commune qui pousse nos ennemis à détruire la langue de nos pères ; s’ils civilisent, assure-t-on, c’est pour dominer ; de sorte qu’on peut dire encore aujourd’hui des Bretons qui propagent chez eux la langue et les idées françaises, ce qu’en disait Tacite, il y a dix-huit siècles, en les voyant favoriser le progrès des moeurs des Romains : « Ils sont les instruments de leur propre esclavage, Instrumenta Servitus. »