[ETUDE & HISTOIRE] La LANN – SANCTUAIRE

Amzer-lenn / Temps de lecture : 12 min

Que signifie ce mot Lann que l’on retrouve si souvent dans la toponymie bretonne ? Nous reprenons ici l’article de feu Alan J. Raude, l’un de nos collaborateurs aujourd’hui disparu, pour vous répondre. 

lanbabu.jpgSous la forme  LANN   le breton a deux mots différents. L’un est le correspondant du français “lande” et était traduit par landa  en latin médiéval. L’autre, traduit en latin par lanna, a la signification de “enclos sacré”. Les historiens et autres commentateurs le traduisent le plus souvent par “ermitage” ou “monastère”. Effectivement il est fréquent que l’un ou l’autre porte un nom en lann, mais c’est le sens de “enclos” qui est primordial. Il n’est nullement prouvé que la dénomination lann témoigne d’ une présence monastique. L’intérieur de l’enclos est une terre sacrée où des défunts peuvent trouver la paix dans la bénédiction salvatrice. On peut y trouver une chapelle édifiée par un riche propriétaire, une basilique, un oratoire, une fontaine votive…

On considère justement que, lorsque Lan(n)- se trouve dans un nom de paroisse, il n’a pas la même valeur que Plou(e), bien que dans les deux cas ont ait une église et un enclos sacré. En effet, alors qu’une ploue implique, dès le départ, une population et un territoire, la fondation d’ une lann était dépourvue de référence laïque. Mais une église paroissiale possède un baptistère, ce qui n’est pas le cas d’une lann si elle n’ est pas chef de paroisse.

Il faut aussi se garder d’oublier ce qui est une évidence en Galles et en Cornwall, à savoir que tout édifice religieux breton situé dans un enclos partage le privilège de la sacralité du lann. Les innombrables “cimetière surélevés” sont des lann (tel le placître de Prigny [ *Pritenikos] en Les-Mûtiers-en-Retz.

Au portail de l’enclos, la large pierre de chant qu’il faut franchir pour pénétrer dans cet espace béni, s’ appelle kàell-lann “chancel d’ enclos sacré”.


La création d’une lann est un acte sacramentel, qui est le premier souci d’un pasteur missionnaire. Ainsi pour Tudwal : débarquant en Pays d’ Achm il crée Lanpabu. De même Paul Aurélien, à Ouessant, consacre une lann, aujourd’ hui Lampaul.

Quant aux rites de consécration, on peut se les représenter lorsque l’on décrit le triple circuit, dans le sens solaire, de Patric autour de la terre d’Armagh qui lui a été offerte, et par les Troménies (v.celt. Trogon menias “Tour de marche” ) en Bretagne. La cérémonie pouvait se terminer par une fouée votive, comme à Groix, la procession de Plasmabeg, au retour du Méné, était conclue par les flammes d’un brasier appelé olijen (*od-lidien,   ” sortie de cérémonie “, du v.celt. *ot-litu- .

LA  CLOTURE

Non moins primordial est le fait de clore. Le kleuz (v.br. clod) “fossé avec talus” est partie constitutive de la lann ( v. le Clod Gurthiern de  l’ abbaye de Kemperle).

Cette notion est un bien commun  traditionnel des peuples indo-européens : que l’on se souvienne du drame de l’enceinte de Rome et de la mort de Remus. Pour les Celtes, wal (gaélique fal) a le sens d’ enceinte, mais en même temps de “souveraineté”, et cette notion a contribué à la naissance du nom de la Cornouaille (*Cornu-walia). Les exemples sont innombrables, tant mythologiques que tangibles, du Var (=Wal) de Yima, dieu primordial de l’Inde védique, à l’ Asgard, “enclos des dieux” scandinave, au sèkos “enceinte sacrée” terme par lequel les Grecs décrivent la situation des temples iraniens.

Les  JOYAUX  et  la  PAIX

Après l’enclos et le rite solaire la troisième bénédiction attendue pour une lann était d’y recueillir  les reliques (kreiriow) de mortels. Ainsi l’île de Tebebi (Topopegia, déformé en Tibidy), malgré le souhait de Gwennolé, n’a pu devenir une Lann, et a dû être abandonnée au bénéfice de Landevennec, alors que son premier occupant, Pebi, a donné son nom à Lambibi en Argol.

La présence de reliques garantit la liaison avec le monde d’outre-tombe et ses sphères de Lumière. Là aussi c’est une notion antique qui a subsisté. Les Gaëls situaient les portes du Sidh, “domaine de la Paix”, dans les tombeaux mégalithiques et certains de nos lann ont récupéré cette fonction, telles les chapelles des “Sept Saints Veilleurs” en Vieux-Marché et en Erdeven. En allemand le terme “Friedhof”, “cour de Paix”, pour “cimetière” et “einfrieden “,” enclore de Paix ”  relève de la même valorisation de l’enclos). Le gaélique sidh est en gallois hedd, étendu aussi en heddwch. On attendrait en breton “hez” et “hezoc’h”, mais on ne signale que Plouézoc’h. Appellation, d’ailleurs parfaitement concluante, car le cairn de Barr-n-Enes est un sih monumental. Ceux de nos ancêtres qui ont forgé le nom de Ploe-hezoch < *plês  sidukkas savaient de quoi ils parlaient.

Entre l’enclos matériel sacralisé et l’Au-Delà immatériel et divin est présent l’égrégore des Anavon issues des corps inhumés dans l’enclos et conservant avec eux un lien persistant. A tel point que la sainteté enveloppe globalement tous les ossements de la lann paroissiale. On a dit, en pays gallo, ” les os des saints “pour le contenu de l’ossuaire. L’attachement des Bretons à leurs cimetières n’est pas vide de sens.

Dans la cohérence de ce cadre de vie religieuse, il n’y a manifestement pas de place pour les flammes du Purgatoire. Mais la question ne se posait pas au 5ème siècle, car le Purgatoire n’existait pas encore. On ne le trouve ni dans la Torah, ni dans les évangiles, ni dans les lettres de Paul, ni chez les Orthodoxes Melkites, ni dans les églises orthodoxes primévales. L’initiateur du purgatoire est le pape romain Grégoire le Grand (539-604), pratiquant de la dogmatique. La chrétienté celtique n’a donc pas connu cette nouvelle approche dans l’itinéraire des âges. C’est après 818 que les Bretons du Ponant furent assujettis à ce coûteux péage.

ETYMOLOGIE

Entre la lann des korrigans, la lande qui pique et la lann des saints bretons, il y a homonymie, mais ce sont des mots différents et l’on doit donc envisager une étymologie distincte pour lann ” sanctuaire. “

On sait que sanctus est une extension de sanus ” sain”” . En gaélique, “sain” se dit  slan, v.celt *slanos, qui, en breton, aboutit à *hlan>*lan. Le substantif de localité, “lieu de santé” (ou “sainteté”), formé avec le suffixe -so-, (comme *kridson > kreis et *sardson > hars,) slanson  > *slannon < *hlann >. > lann.  Au 5ème siècle l’évolution devait être au stade*hlann.Il n’y avait pas d’homonymie avec lann.

Ajoutons, pour *slans que, au niveau indo-européen, ce mot relève de la racine  s^l, dont dérivent notamment , en latin salus ” salut “, salvus, “sauf”, en allemand selig ” bienheureux “.

CHRONOLOGIE

La période de création des Lann- est le 5ème et le début du 6ème siècles. Des saints importants, comme Samson et Gildas, qui sont du 6ème siècle, ne patronnent aucune Lann-. Il apparaît que lorsque *Hlann est devenu lann, l’homonymie avec “lande” a brouillé le sens et arrêté les créations.

Cette période était, en Occident, l’époque de création des paroisses, En Armorique cela a consisté à installer dans la ploue une Hlann pour y construire l’église.

Le terme, depuis le 6ème siècle, a cessé d’ être usuel comme nom commun, suppléé notamment par bèred, mais le terme kàell-lann (relevé en Trégor) témoigne de l’ usage ancien.

Le terme Loc indique un lieu placé sous la tutelle d’un saint, avec ou sans lann. En Bretagne orientale, Lou- ou Lo- (Loudéac, Lohéac) “voeu” gallois llw, indique aussi à qui un site est dédié.

LA  FORMATION  DES  NOMS

La recherche sur les noms en Lann-  est délicate du fait de l’homonymie entre “enclos sacré” et “lande”. On sait par exemple qu’une Lann- comportant le nom de la commune où elle se trouve est en général une “lande commune” (Lann Gouarec, comme Lande-Bono, etc.). Pour reconnaître une lann on y attendra un enclos et éventuellement des sépultures.

Ceci étant le nom d’une Lann religieuse peut avoir pour second élément un qualifiant adjectival : meur “grand”, bihan “petit”, koed ou koad “bois”, kroes “croix”, gwern “aulnaie”, etc. Le nom français La Martyre, à côté du nom breton Merther Salaün, doit témoigner d’un nom local breton *Lann-Merther “enclos sacré de la basilique”.

On exclura de cette série Lannilis, traduit en latin, au 14ème siècle, à tort, par “lanna ecclesie”, et abusivement interprété en français par “ermitage de l’église”. Il y a là une lourde méprise : toute église ayant une lann, un tel nom serait sans valeur identifiante. Ilis est ici un nom de saint, Elis, qui est aussi l’éponyme de Milisac.

Lorsque le second élément est un nom propre on admet en général qu’il s’agit du fondateur (qui peut être un laïc) ou d’ un ermite qui y vécut. Cela n’est cependant nullement certain. Lorsque la personne d’un saint comme éponyme est assurée, il peut s’agir du choix d’un patron. Même si Lannedern possède un tombeau de St. Edern, il n’est pas certain qu’il y ait séjourné.

L’éponyme d’Irviliac, Ermelius, avait sa Lann, Lannervel, en Rumengol Au 12. siècle le patron de paroisse se trouve écrit Argona (sans doute Agricola > Argol).

L’ancienne Lanveurzet (pour *Lanverc’hed) de l’île de Groix était patronnée par sainte Brigitte, mais n’atteste pas d’ un séjour de la sainte iroise en Armorique.

Il est aussi tout à fait vraisemblable que certaines Lann- contiennent le nom d’un donateur, d’un seigneur terrien.

La comparaison des toponymes du Pays de Galles est ici utile, lorsqu’ elle atteste l’existence du culte d’un saint. A défaut de culte dans l’un des pays brittoniques on restera dans le doute.

Lann , devant consonnes, peut être réduit à La- : Lababan, Lavengat, Larriégat, de *Lann-Paban, Lann-Wengat, *Lann-Rïagat.

En Bretagne orientale les Lann- apparaissent sous plusieurs formes:  *Lann-Ronan a donné Laurenan, Lann-Hermouet a donné La Harmoye, *Lann-Pollia a donné La Bouillie, *Lann-Treball a donné La Turballe.

Il arrive qu’ une Lann- fasse double emploi avec un Loc- : Lanvoy en Hanvec est le même lieu que Lopoyen, de saint Boué < ùBgios, et diminutif Bofianis >Boien.

Lann a parfois remplacé un plus ancien Nant “vallée”, quand cette vallée hébergeait un sanctuaire à enclos. C’est le cas de Landreger,”Tréguier”, primitivement Nant Tregor. Comme le préfixe Lann- entraine la lénition d’un T- initial de nom (Landerneau, Landavran, Landevant, Landevennec, etc ) des noms comme Lantenac, Lantillac doivent aussi avoir été des composés en Nant-. La même substitution s’observe en Cornwall, par exemple dans Lanteglos, pour *Nant- eglos “val de l’église”, et en Cumbria, e.g. Lawtibbet, pour *Nant-Hebed, “Val au point d’eau”.

EPILOGUE

Dans les paroisses créées par l’instauration du sanctuaire autour de cette lann, on pouvait vivre et mourir en harmonie avec un Au-Delà accessible, avec un Ankow familier et bienveillant, on participait au culte dont les officiants, moines de l’ école d’ Iltud, méritaient parfois des noms tels que Tudwal “rempart du peuple”, Eneour “artisan de l’ âme”, Gwenvael ‘ prince bienheureux”,   Hdoc > Hezog “bienveillant”,  Gwenn-waloe “aureolé”.

Il est vrai que les machtîërned  (principes plebum  “chefs de ploues”)  y représentaient le pouvoir civil et militaire, mais ils étaient frères ou cousins des moines, ce qui ne pouvait que conforter l’institution religieuse, qui a plongé dans la terre bretonne des racines assez robustes pour que, malgré empereurs, rois, missions, tablennou et autres hors-venus, on en retrouve des membres et des aspirations.

Dans l’histoire des origines bretonnes, on ne devrait pas ignorer la Lann-sanctuaire, car elle a opéré sans problème la fusion des Celtes armoricains et des Celtes protecteurs envoyés de Valentia.

Dans l’histoire de l’ ” intermède viking”, on se représente l’abomination qui régna, aux 8.-9° siècle, lorsque le peuple vit des moines quitter leurs abbayes et aller en route, emportant les reliques, garantes de l’alliance avec les pouvoirs célestes. Un peuple abandonné, des âmes à la dérive. Et sur des routes franques des moines et leurs mules portent les reliques comme cartes de crédit. Les baeleion de 900 ne sont plus ceux de 410 : décrépis par les siècles ou ravagés par le diktat de 818 ?

Pour les Bretons soucieux de la pérennité de leur patrie, il sera enrichissant d’étudier comment, au cours des siècles, une institution fondatrice a rencontré de multiples innovations hétérogènes, pacifiques ou contraintes, et ce qui en est ressorti.

* Ouvrages d’Alan Joseph Raude (linguiste, historien et hagiographe)

  • L’origine géographique des Bretons armoricains. Série Etudes et recherches de Dalc’homp Soñj
  • Ecrire le gallo : précis d’orthographe britto-romane
  • Petite histoire linguistique de la Bretagne
  • Introduction à la connaissance du gallo
  • Liste des communes galaises du département des Côtes-d’Armor (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
  • Liste des communes du département de l’Ille-et-Vilaine (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
  • Liste des communes du département de Loire-de-Bretagne (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
  • Liste des communes galaises du département du Morbihan (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
  • La Naissance des nations brittoniques – de 367 à 410 -, Ploudalmézeau : Editions Label LN, 2009

Première diffusion de cet article le 2/08/2014

À propos du rédacteur Alan Joseph Raude

Linguiste, historien et hagiographe, il a notamment publié des ouvrages sur l'origine géographique des Bretons armoricains et sur l'histoire linguistique de la Bretagne.

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Un commentaire

  1. Merci pour cet article impression d’érudition. On ne peut que saluer des articles de ce niveau.
    Il est d’autant plus dommage que l’auteur ai sacrifié au slogan pseudo-intellectuel des années 70 sur une sorte d’invention du purgatoire. Il me semble donc important de préciser 2 points à ce sujet :
    1) une définition dogmatique n’ajoute rien la Révélation, encore moins invente t-elle quelque chose ! Elle ne fait passer que de l’implicite à l’explicite. L’Eglise en son Magistère a des lumières en ce sens, mais elle s’appuie sur certaines données de Foi.
    2) Ces données de Foi trouvent appui dans la Bible (où il est question de la prière pour les défunts en 2 Macc 12, 32-46 . 1 Co 3, 10-15 parle d’un jugement par le feu). La Révélation se déploie encore dans la Tradition, et là il n’y aucune place pour le doute : la prière pour les défunts est connue très tôt, notamment par les prières eucharistiques (les canons). Le terme “purgatoire” (purifier) apparaîtra beaucoup plus tard, sans nul doute, mais la réalité de la Foi est déjà là, même s’il faudra encore l’expliciter et même si aujourd’hui nous devons avouer que nous ne connaissons pas tout sur ce point.
    Le Catéchisme de l’Eglise Catholique en parle très nettement (CEC 1030-1032). Si le temps m’en est donné, je pourrai peut-être le développer dans un article ; pour l’heure, je ne peux m’en tenir qu’à ce que je viens d’écrire.
    Bien à vous dans l’Espérance,
    Frère Edouard

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