Philippe de Villiers a récemment publié un livre* qui remporte un véritable succès. Nous vous partageons aujourd’hui cet extrait qui, dans la ligne de ce que nous avons déjà publié, montre clairement que le Grand Chambardement n’a pas eu lieu qu’en Bretagne. Mais cet extrait parlera certainement à beaucoup d’entre vous, alors que résonnaient encore dans les églises désormais vides de nos campagnes la Messe royale de DuMont, nos cantiques bretons ou le Credo III. Cet extrait parlera certainement à ceux qui ont connu tant de paroisses rurales avec les enfants de choeur qui aujourd’hui désertent des offices dont ils ne comprennent plus le sens et dont la liturgie ne les saisit plus par une part de mystère qui pourtant a vocation à nous rapprocher de Dieu. Cet extrait parlera à ceux qui eux-mêmes ont servi la messe, les marquant à vie comme nous le témoignent régulièrement nos lecteurs. Cet extrait parlera à ceux qui se rendent compte qu’il y a une soif spirituelle qui ne demande qu’à être étanchée. Cet extrait parlera aussi à tous ceux qui ne peuvent se résoudre à voir de trop nombreuses paroisses évoluer hors de la culture de Bretagne (pourtant si prisée par les « périphéries ») dans un hors-sol désincarné voué à l’échec. Cet extrait parlera aussi à ceux qui pensent que la « Nouvelle Evangélisation » dont on ne cesse de nous parler passe par cette nécessaire inculturation.
J’avais grandi au rythme de la messe des anges et du credo grégorien. Je suivais les enfants de chœur du reposoir avec leurs paniers débordant de pétales de roses. Je tenais une petite bannière de sainte Thérèse, au milieu de la procession des Rogations qui implorait la clémence du Ciel, après les semailles, pour une juste récolte. Les surplis rouge et blanc tenaient les cordons du dais qui abritait l’ostensoir à paillettes dorées. C’était beau.
En ce temps-là, la dévotion populaire était le terreau de la liturgie. On priait avec des gestes, avec son corps, on tombait à genoux, on joignait les mains pour supplier, on frissonnait en chantant le “Lauda Sion” immémorial.
Au mois de mai, on marchait chaque soir d’une maison à l’autre, avec une Sainte Vierge portée à bout de bras sur un brancard. C’était le mois de Marie. J’aimais l’odeur d’encens et la plainte du “requiem” qui faisaient descendre en majesté un peu de ciel dans nos cœurs. Et puis la Fête-Dieu, les œufs de Pâques, la crèche, les pèlerins de Lourdes, les cloches du glas et du baptême, les croix de mission. C’était une société.
Soudain, un dimanche, tout chavire. On nous exhorte à tutoyer Dieu, dans un nouveau “Notre Père”. Les agenouilloirs ont été descellés dans la semaine. Ils ont disparu.
On comprend que le remembrement ne s’est pas arrêté au porche de l’église, il est entré dans le chœur, en pleine messe. On a remembré les missels. On a voulu éloigner le faste et le triomphalisme. On a descendu les statues, les tentures, on a remisé le dais : il fallait du dépouillement, revenir aux pauvretés, aux austérités des origines, aux pieds nus des catacombes ; les accessoires chamarrés de la dramaturgie sacramentelle ont été placés “en dépôt” chez le “conservateur départemental des antiquités et objets d’art”, ravi de l’aubaine. Bientôt, le dépôt deviendrait un dépotoir.
On nous avait expliqué, jadis, que l’autel était “orienté”, qu’il devait regarder, avec les fidèles, en direction de l’est, vers le soleil levant qui triomphe de la nuit et symbolise le Christ ressuscité. Et voici qu’on installe une table à repasser au milieu du chœur, avec des tréteaux et des planches. Le curé nous regarde, convivial, collégial, “il faut participer”. Il boit le vin consacré dans un verre à moutarde, il veut être comme tout le monde. Il a laissé la soutane et porte un débardeur marron. Selon le mot de Claudel, il dit “la messe à l’envers” pour “être à l’écoute des gens” et pour “faire église”.
Un jeune paroissien avec une guitare, qui ressemble à Leny Escudero, entonne l chant que j’apprendrai par cœur :
“Si tu en as envie,
Comme Jésus-Christ lui-même,
Tu peux faire de ta vie
Un… je t’aime.”
C’est la religion de l’amour. Enfin ! On n’est plus dans un règlement. On est dans l’amour. Et, si on tutoie Dieu dans le nouveau “Notre Père”, c’est pour se rapprocher de lui. Ce n’est plus un Dieu de tonnerre et qui condamne. Il n’est plus au-dessus de nous, il est en nous, au milieu de nous, il chemine. C’est un voisin et non plus un Père. Si les agenouilloirs ont disparu, c’est que Dieu n’a pas besoin de ces théâtrales démonstrations d’obéissance où l’on se couvre de cendre jusqu’à s’anéantir. Dieu est Esprit. Une religion trop sensible perd l’esprit.
C’est l’ “aggiornamento”, la nouvelle Pentecôte, le temps du Renouveau et du retour aux sources.
Le fils de Samuel mon voisin devient lecteur à la messe, entouré de social-sacristines qui déplacent le lutrin des homélies. Il se réclame d’un cousin fameux, fierté de la famille, qui est entré au grand séminaire de Luçon. Une tête. Lui aussi est à la JAC, la Jeunesse agricole chrétienne. Lui aussi veut que ça bouge et qu’on en finisse avec ce qu’on appelle, pour le fustiger, le “christianisme sociologique”, c’est-à-dire ces paroisses où “tout le monde va à la messe”. Il cite souvent monseigneur Marty, l’archevêque de Paris, qui veut “un Dieu de fête et d’amitié” et non plus un Dieu de foudre punitive, au-dessus des nuages. Il faut “mettre l’Eglise en risque”. Joël – le séminariste – relève l’audace du cardinal qui fera exploser sa joie en mai 68 : “Dieu n’est pas conservateur”.
Joël se méfie de la dévotion populaire et de ces chrétiens installés dans le rituel. Il faut se fondre dans la masse, dit-il : la soutane était une séparation, le latin aussi ; car, pour aller au monde, il faut parler et s’habiller comme le monde. L’idée d’une langue ancienne, figée, pour exprimer le sacré, même si elle est universelle, ressemble à nos vieilles haies du bocage qui bouchent l’horizon des hommes et créent des champs clos, des univers sans ouverture au monde.
Un peu plus tard, Joël me parle de la signification chrétienne de la lutte des classes ; sa nouvelle trinité devient bientôt Marx, Freud et Nietzsche. Il voit dans leurs prophéties l’irruption de l’esprit de Pentecôte. Il ne veut plus d’un ciel au-dessus, lointain, mais ici-bas et tout de suite. Une humanité en marche, “tournée vers l’avenir”. Il pense que la “déclergification” s’imposera comme un temps nécessaire pour redessiner les nouvelles figures du sacerdoce. La Vendée est une “terre à prêtres”. Il n’en veut plus. Il cherche le pendant de la culture hors-sol, la religion hors-ciel. Une Eglise sans prêtres, un risque ? Non, selon lui, une chance.
Dans quelques mois, Joël aura quitté le séminaire, il aura défroqué après un passage chez les Frères du Monde qui l’auront guidé dans son discernement. Peu à peu, il va glisser de Teilhard de Chardin et Mounier à Mao, Castro, Hô Chi Minh, Che Guevara. C’est le temps des théologiens sociologues ; ils traitent par l’ironie et le mépris la “foi des charbonniers” qui font leurs Pâques avant d’aller au bistrot.
Ainsi vient le temps d’une Eglise dépouillée, d’une eschatologie sans transcendance et d’un messianisme sans messie.
La boucle est bouclée : les chrétientés charnelles disparaissent, les vocations se tarissent, les églises se vident. On y parle une nouvelle langue, la langue de buis. Joël est le petit dernier d’une cordée de trois générations : le grand-père fut un chrétien militant ; le père un militant chrétien ; le fils un militant tout court. Tout cela est allé très vite.
En 1950, le diocèse de Luçon, qui fut celui de Richelieu, avait ouvert un nouveau séminaire aux Herbiers. Le père de Joël était là, au premier rang de la cérémonie grandiose, il servait la messe au nonce apostolique, le futur Jean XXIII.
En 1968, le drapeau noir se met à flotter sur le grand séminaire de Luçon. Joël s’en vante comme d’un acte prémonitoire pour “libérer l’esprit”.
Trois ans après, le Grand Séminaire ferme ses portes. La “terre à prêtres” devient un désert de vocations.
Vingt ans plus tard, j’apprends que le bâtiment est à vendre. C’est un beau monument construit par l’architecte du Prytanée de La Flèche. L’évêque de Luçon, monseigneur Paty, m’invite, avec élégance, à comprendre sa démarche : le diocèse n’a plus d’argent pour entretenir une bâtisse pareille. Il y a un acheteur de la grande distribution qui veut le raser pour en faire un Carrefour. On fait le tour du parc. C’est imposant. Il y a des buis sculptés partout en forme en croix et de cœurs vendéens, un Sacré-Cœur dans la broussaille.
Par curiosité, je visite les pièces de cette immense bâtisse, je suis abasourdi : dans l’ancien dortoir, je ramasse, par terre, des images pieuses de communion, des missels éventrés ; dans la chapelle, les vitraux ont été arrachés ; sur l’autel saccagé, il est écrit “fucking mother”. La plaque de marbre sur laquelle sont inscrits les noms des anciens séminaristes tombés en 14-18 a été fracturée, maculée, déshonorée. Visiblement, le diocèse est dans un autre monde, il “ne veut plus se retourner vers le passé”, il “cherche une dynamique qui ne soit pas une dynamique du souvenir”. L’homme qui sauvera le séminaire est le maire de Luçon, Jean de Mouzon, un amoureux du patrimoine, par ailleurs radical de gauche et franc-maçon.
Le 19 septembre 1996, lorsque le pape Jean-Paul II vient à Saint-Laurent-sur-Sèvre pour commémorer le millénaire de la France, l’esplanade est déserte. Le pape prononce un beau discours “aux jeunes et à la population” devant une assistance d’une centaine de fidèles, chargés du service d’ordre. En effet, le nouvel évêque de Luçon, monseigneur Garnier, par crainte de débordements d’enthousiasme, a jugé nécessaire d’interdire la présence des chrétiens de Vendée. Je me souviens de la rencontre avec le pape, à l’entrée de la basilique, il avait l’air tout étonné et fit savoir son incompréhension.
Dix ans plus tard, le dimanche 2 avril 2006, le nouvel évêque, monseigneur Santier, délivre une homélie retentissante pour clôturer le synode de Vendée, à la Roche-sur-Yon. Il fait “repentance pour l’emprise de l’Eglise catholique en Vendée”. Il confesse : “Dans le passé, en Vendée, l’Eglise était très présente, elle occupait l’espace social et laissait peu de place à des manières de penser et de vivre la vie humaine et la foi d’une manière différente. Au nom de l’Eglise, comme évêque, je vous demande pardon.”
Tout cela m’a aidé à comprendre le pape Benoît XVI, que j’avais rencontré pendant un long moment à Rome, avec le sénateur Bernard Seillier, le 28 janvier 1993. Il nous parlait d’une véritable tornade qui s’était abattue sur la chrétienté, d’une immense apostasie silencieuse : “C’est le vide qui s’est propagé, le désert spirituel. On a dépouillé les églises de leurs splendeurs. Beaucoup de clercs ont réduit la liturgie au langage et aux gestes de la vie de tous les jours par le moyen de salutations, de signes d’amitié.”
Il se lamentait sur “l’effrayant appauvrissement qui se manifeste là où l’on chasse la beauté. On a une liturgie en show. Je suis convaincu, ajoutait-il, que la crise de l’Eglise que nous vivons aujourd’hui repose largement sur la désintégration de la liturgie.” Et le cardinal Ratzinger d’ajouter : “En refusant de reconnaître ses racines chrétiennes, l’Europe se refuse à elle-même. Elle se renie.”
On a déraciné la foi. Ce qui est au cœur de la crise, c’est la sécularisation. Ce qu’a vécu Joël, c’est une rupture de la transmission, le refus de toute métaphysique, l’idée que l’homme est aujourd’hui assez grand pour se sauver seul, comme être historique et comme être social.
On désincarne l’homme, on le met hors de sa culture. Et en refusant la grâce, on finit par refuser la nature. La culture, c’est l’ensemble des pensées et des œuvres par lesquelles l’homme développe sa nature. Hors de sa culture, l’homme meurt à sa nature. (…) Alors le nouveau face-à-face peut commencer, entre la fin de l’absolu et la soif d’absolu. Les laïcards ont fait le vide. Les islamistes le remplissent. Comme l’a écrit Sayyid Qutb, un des penseurs des Frères musulmans : “L’islam ne peut que gagner, parce que la modernité est intrinsèquement incapable d’étancher la soif de spiritualité de l’homme.”
*Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, éd. Albin Michel, Paris, 2015 (pp. 247-252 ; 254)