Au-delà des pierres…

Amzer-lenn / Temps de lecture : 12 min
Photo Ouest-France

C’est une chapelle. On en compte des milliers en Bretagne. Des hommes, un jour, les ont voulues, conçues, bâties. D’autres hommes, plus tard, les ont démolies, ou laissé tomber en ruine…Certaines paroisses, avant la Révolution, en comptaient dix, quinze, vingt, parfois plus…Ce qui implique que dans les campagnes, il y eut, du XIVè au XVIIè siècle, des villageois qui connurent plusieurs chantiers, dans leur voisinage, près des champs qu’ils labouraient…Imaginons les charrois de granit et d’ardoises, les coups de pioches et les ciseaux des tailleurs de pierre… Imaginons les « scieurs de long » et la chanson des lames, l’écho des coups de maillets, la voix des « picoteurs » et des compagnons, l’accent des charpentiers, les rires , et la sueur…

C’est une chapelle. Une entre mille. Qui l’a voulue ? Et pourquoi là et non ailleurs ? Qui décida de son implantation ? Qui paya les ouvriers et « la dînée «  de leur chevaux ? Qui choisit le vocable à donner ; le nom d’un saint ou d’une sainte ? Et pourquoi Sainte Brigitte et non Sainte Barbe ? Pourquoi Votrom et non Gildas ? Oui, qui voulut dédier la chapelle à « Madame Sainte Anne » ou à « Monsieur Saint Urfold » ? Chaque chapelle est une histoire. Chacune nous la raconte, si nous voulons l’écouter. Voici l’une de ces histoires, parmi d’autres.

Cette chapelle fut construite sur une terre de l’évêché de Quimper-Corentin, tout au bout de la Cornouaille, qui est maintenant placée dans le diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier. La chapelle est dédiée à Saint Roch. Pour quelle raison ? Et pourquoi en ce lieu un peu sauvage et montueux, à quelque pas du gazouillis continuel que font les eaux du Blavet , qui courent de roche en roche ?…Oui, pourquoi Saint Roch, ici, et non Saint Tugdual , par exemple ?

Roch est né, après une longue attente, au foyer d’un gentilhomme du Languedoc, et de son épouse Dame Libère. Orphelin à quinze ans, il va étudier la médecine de son époque et soigne malades et blessés, autour de Rome, en un temps de conflits. Soupçonné d’espionnage, il est mis en prison ; un chien providentiel lui apporte chaque jour un bout de pain. Malade à son tour, Roch succombe à la peste , à l’âge de 32 ans.

Ce jeune homme intrépide avait aimé le Christ , présent dans touts les souffrants. Cela s’était vu ; cela s’était su. Après sa mort, des malades de la peste invoquèrent le bon Roch. Le Pape Urbain, en 1629, le déclara saint. C’était le siècle où en Bretagne, Yvon Nicolazic, un honnête laboureur en la paroisse de Pluneret, évêché de Vannes, recevait – chose inouïe- mission de la grand’mère de Jésus, de lui rebâtir la chapelle , à elle jadis dédiée dans le champ du Bocenno, et qui se trouvait ruinée depuis 924 ans et six mois ! En 1632, la peste se répandait en Bretagne. A Merdrignac, en ces années-là, elle faucha par centaines, hommes, femmes et enfants. Les Bretons, qui avaient ouï dire qu’un saint nouvellement canonisé à Rome, passait pour exaucer les prières en faveur des malades, se mirent donc à prier Saint Roch.

A cette époque, en la paroisse de Plounevez-Quintin, vivaient Louis de Perrien et son épouse Nicole de Cosnoal. Cette dame, originaire de Nostang , dans l’évêché de Vannes, avait quitté le château paternel de Saint-Georges, pour venir s’établir avec son époux, en 1660, en son manoir de Kergontrelay. Tous deux s’étaient effrayé des ravages de la peste et ils avaient imploré Saint Roch d’épargner les gens qui vivaient sur leurs terres. On ne sait comment, l’épidémie s’arrêta , avant d’atteindre le bourg de Plounévez, où le bon recteur et ses « curés », multipliaient processions et prières publiques. La peste avait cessé. Convaincus que Saint Roch avait plaidé auprès du Tout-Puissant, Louis et Nicole voulurent lui bâtir, sur leurs terres, une chapelle qui lui serait dédiée. En un lieu qu’ils vinrent choisir ensemble par un beau matin d’Automne, d’où la vue s’étendait sur les lointains bleutés, le chevalier et sa dame firent tracer le plan du futur édifice. Ils expliquèrent au maître d’œuvre qu’ils voulaient une construction modeste, tout de granit local, ayant un chevet à trois pans et un clocheton habillé d’ardoises, à cheval au milieu du faîtage. Ainsi fut fait et donné à « Monsieur Saint Roch », lequel avait obtenu que cessât la peste.

Les années passaient. Tout comme l’eau passe de pierre en pierre dans la rivière en contrebas de la chapelle. Louis de Perrien rendit son âme à Dieu. Sa veuve, Nicole, venait se recueillir dans la petite chapelle, marquée de leurs armes à tous deux. Un prêtre « habitué », quittait le presbytère sur la place pour venir célébrer le Saint Sacrifice de la messe, selon la volonté des « seigneurs et dame de Perrien ». Les siècles passaient. Et les générations aussi. Il vint un temps où les héritiers de Louis et Nicole quittèrent leur manoir , pour s’en aller résider sur d’autres domaines, se réservant le soin de veiller à l’entretien de leur petite chapelle.

La Terre tournait toujours, emportant de nouvelles générations. Arriva le siècle de la Première Boucherie Mondiale, où le tocsin, tomba en pleine moisson, figeant sur place les moissonneurs et glaçant le sang des femmes dans toutes les maisons. Quelques années plus tard, le spectre d’une seconde Guerre Mondiale s’abattit sur l’Europe, emportant quelquefois les fils avec leur père, comme on peut le lire sur les « Monuments », qui érigent au coeur des  plus paisibles villages la déchirante liste des noms gravés avec des larmes.

Sur la hauteur près du Blavet, une petite chapelle à la charpente fatiguée veillait toujours. Qu’elle était belle, par tous les temps, cette modeste chapelle au chevet à trois pans, avec son clocheton d’ardoises, assis au mittant du toit !… Elle était simple et ne prétendait aucunement rivaliser avec les grandes et belles constructions, comme Notre-Dame de Kerhir ou d’autres , que l’on découvre quelquefois, surgissant des blés, ou comme recueillies au creux d’un vallon où volent les hirondelles…Ces grandes et sérieuses chapelles, dont nous ne savons plus, ni quand, ni pourquoi, ni qui , les a ainsi pensées, dessinées, érigées, décorées, et transmises jusqu’à nos générations…

La chapelle Saint Roch est simple et robuste, plantée sur le rocher couronné de fougères, au-dessus de la fontaine où les gens du pays ont coutume de venir planter des petites croix, en signe de confiance en Saint Roch, sur lequel ils comptent, pour les protéger toujours, sinon de la Peste Noire, mais de bien d’autres formes de peste, encore plus redoutables, parce qu’elles s’attaquent à l’âme et à l’esprit…

Ainsi allait le temps. Saint Roch ne recevait guère plus de visites. Tout au plus celles, distraites et brèves, de quelque « randonneur » qui levait le nez vers les poutres que les pluies pourrissaient, vers la voûte d’azur, étoilée, dont les planches disjointes, une à une, tombaient dans les orties…

C’est dans un triste état, dû à l’incurie des hommes du XXè siècle, qu’un jour quelques personnes rencontrèrent la chapelle abandonnée. Emus, généreux, ces quelques amis décident de former une association , qu’ils déclarent sous le nom de « Mignoned Sant Roch ».

Après avoir déposé la charpente fléchissante qui menaçait de s’effondrer, ils fixent au 16 Septembre la date d’un « pardon retrouvé ». Il a eu lieu !…

Pour la première fois depuis plusieurs décades, « le Grand Mystère de la Foi » fut célébré, à ciel ouvert, entre ces murs dépouillés, que des mains habiles fleurirent superbement. Une harpe, une lyre, une flûte, un clavier, se proposent pour accompagner la liturgie séculaire, la messe, ce bouleversant prodige inventé par le Fils de Dieu , afin de demeurer parmi ses frères humains, « tous les jours, jusqu’à la fin des temps »

Photo Le Télégramme

Le pardon de Saint Roch fut un grand moment. Un très grand moment, qui vit tant de personnes, venues d’horizons divers, se rassembler autour des quatre murs sans toit. Une petite procession se mit en route, pauvre et touchante : un grand’père et son petit-fils, jouant fièrement de la bombarde et du biniou, ouvraient la marche. La croix d’argent de l’église nous reliait visiblement à la communauté paroissiale, tandis que nous allions faire mémoire des vivants et des morts de Plounevez-Quintin. Derrière, marchaient, très dignes, trois couples des « Blés d’Or » de Saint-Nicolas-du-Pélem, aux costumes noirs dont la beauté sévère pouvait rappeler que la vie, si elle n’est jamais « rose », a sa noblesse et ses splendeurs. Le prêtre fermait la petite procession, qui, à l’issue de la messe, descendit jusqu’à la fontaine, débarrassée des ronces, qui attendait, comme autrefois les petites croix en fougères qui viendraient s’y planter…

Au cours de l’homélie, alors que je rappelais en peu de mots la vie du Saint Patron, en mentionnant l’épisode du chien de Saint Roch, un grand…chien blanc, superbe et sage , apparut devant l’autel, puis disparut , comme pour nous confirmer à tous que l’histoire était vraie !

Au-dessus de nos têtes le ciel se dégageait, en même temps que se dégageait de notre assemblée hétéroclite, un sentiment d’unité, une action de grâce unanime pour cet instant si beau. Si beau, parce qu’il nous faisait voir que ce qui nous unissait entre ces murs de pierre et au-delà, c’était bien plus que ce que l’on aurait pu dire…Aucun édifice en effet, fût-il de granit ou de marbre, n’a la pouvoir qu’a une chapelle, même en ruine, de rassembler des gens de tous âges et de tous horizons, tellement différents et tellement unis, par leur « bonne volonté ».

Une petite étoile, une simple et unique étoile, peinte au pochoir, sur le bleu de ce qui fut le plafond, se trouva là, comme oubliée, ou plutôt comme posée, à dessein, pauvre bout de planche et débris épargné, pour nous redire à tous quelque chose de très grand.

Abram, le nomade sans descendance, un jour, s’était entendu appeler : »Abra-ham ». Le Très-Haut lui annonçait l’impossible ; son Créateur et Père , allait le rendre père, lui, le vieil Abram. Il le ferait croître : Abraham ! Dieu, en effet, l’ayant appelé à sortir de la tente, lui avait déclaré : » Lève les yeux et compte les étoiles, si tu le peux ! Ta descendance sera aussi nombreuse que les étoiles sous la nuit, que les grains de sable sur le rivage des la mer… »

« Abraham crut, et, en cela , il devint juste »

Et voici que dans l’humble chapelle ruinée, nous étions , chacun, une étoile ! Par ce morceau de planche pourrie, Dieu s’adressait à nous. A chacun. A celui et à celle qui, à cause des heurts et des malheurs de l’existence , aurait pu se trouver « pourri » aux yeux des autres , ou à ses propres yeux. Voici que sous le grand ciel où le soleil revenait, nous étions appelés à répondre, personnellement, à la question que ce dimanche-là précisément, le Christ posait à ses disciples, en toutes les langues et sous toutes les latitudes : « Pour vous, qui suis-je ?… »

  Nous somme partis de Saint Roch, emportant la question, en notre âme et conscience : «  Pour toi, qui suis-je ?… »

Photo “Paroisses de Haute-Cornouaille”

En regardant toutes ces personnes heureuses, en ce jour du pardon, nous étions amenés à comprendre, qu’au-delà des pierres, une chapelle nous offre bien autre chose. Nous sommes comme emportés dans un espace autre, où nous nous trouvons en compagnie des générations qui nous ont précédé entre ces murs. La chapelle, c’est l’Histoire qui nous est commune, c’est notre « patrimoine », c’est la « patrie », pour laquelle on peut aller jusqu’à donner son sang. Une chapelle est bien autre chose qu’un « local pour expositions » ; n’importe quelle « salle polyvalente » convient mieux à de telles « animations ». La chapelle est un lieu de mémoire ; elle a quelque chose à nous dire ; à nous révéler. A qui prendra la peine de chercher, la chapelle répondra.

Qu’elles sont émouvantes, dans leur étonnante diversité, ces « maisons de prière », bâties au fil des siècles, pour redire à ceux qui croient au Ciel autant qu’à ceux qui n’y croient pas, ou peu, ou plus, que sous le ciel qu’on voit, existe ce qui est invisible pour les yeux, ce que le Renard enseigne au Petit Prince ! « L’essentiel est invisible pour les yeux » . La chapelle de Saint Roch est là, pour qui regarde avec le cœur. Bien que le Ciel soit du futur, c’est aussi le Présent. Et quand nous cheminons sur la terre , nous avançons aussi vers le Ciel. C’est ce que ne peuvent saisir « les gens pressés qui pensent tout savoir sur tout », mais ne sont pas capables de voir au-delà des pierres.

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À propos du rédacteur Keranforest

Né en 1939 à Carantec. Agrégé d'anglais, essayiste, poète, romancier. Devenu prêtre, animateur du Tro Breizh, il a été longtemps chroniqueur au Télégramme de Brest. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de deux romans qui ont la Bretagne pour cadre.

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3 Commentaires

  1. Magnifique ! Merci

  2. Gwir ! Ha skrivet brav ! Trugarez.

  3. Il y a eu des milliers de chapelles et il en reste encore beaucoup, mais personne ne soulève le pourquoi de toutes ces chapelles. Ce sont pour la plupart des chapelles de “frairies” (“breuriezh” en breton), subdivision de paroisse dérivée du système des clans celtiques. Chaque frairies avait sa chapelle, son cimetière autour de la chapelle, et un saint patron. Dans le pays nantais, partout où on a parlé breton, il y a des frairies, et pour la plupart les saints patrons sont des saints bretons : Miliau, Melar, Telo, Meven, Efflamm, Glen, Melen, Maeldan, Yves… A blain (44130) où j’habite, la frairie dite du château (il y a un château-fort, de la famille des Rohan) a pour saint patron St Roch dont la chapelle est toujours bien entretenue, mais c’est un saint du 15ème siècle, donc avant il y avait un autre saint patron, et ce devait être St Gourlae dont le nom se retrouve dans le nom du château : “La(n)groulaie” (Langourlay/Langroulay). Pourquoi beaucoup de ces chapelles ont périclité ? Ce doit être dû au fait que le centre paroissial, le bourg, a pris de l’importance (commerces) par rapport aux frairies, les moyens de locomotion se sont améliorés les chemins aussi, les offices paroissiaux au bourg étaient plus beaux, plus solennels, voila comment les chapelles frairiennes ont pu péricliter et finir par tomber en ruines, car elles n’avaient plus leur utilité première.

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