Eleison !!!

Tro Breiz - Photo @Ar Gedour 2016
Amzer-lenn / Temps de lecture : 14 min

Le Père Guillaume Le Floc’h nous propose aujourd’hui un article publié à l’occasion du Tro Breiz 2016 dans le livret des pèlerins.

Beaucoup de marcheurs du Tro Breiz aiment rendre grâce au Seigneur lors d’une messe estampillée « FLB. » Je rassure tout de suite ceux que ce sigle effraie en les associant à des heures de violence et d’amour patriotique dévoyé. Il ne s’agit pas d’une quelconque célébration en l’honneur du Front de Libération de la Bretagne, mais d’une liturgie comprenant des éléments  en Français, en Latin et en Breton (des chants par exemple). La plupart du temps, l’on oublie qu’il faudrait y rajouter un « G », comme Grec. En effet, la partie pénitentielle par laquelle s’ouvre la messe pour que Dieu nous accorde à Sa justice et à Sa sainteté[1] est souvent chantée dans la langue d’Homère et des Evangiles.  Sur tous les tons et avec une grande variété de mélodies plus ou moins réussies, l’assemblée chrétienne lance vers le ciel un cri à trois reprises : Kyrie eleison ! Christe eleison ! Kyrie eleison !

Cette supplication est un impératif. Nous osons crier cette prière car nous savons que nous pouvons compter sur le cœur doux et miséricordieux de Celui vers qui nous nous tournons.

Le verbe grec qui se cache derrière ce cri est ελεω, qui peut être traduit par « avoir pitié » (comme dans le texte liturgique français), mais aussi par « faire miséricorde. »

Nous demandons donc à chaque messe au Seigneur de nous faire miséricorde. Ce mot nous a accompagnés (j’ose espérer, pas jusqu’à l’overdose !) durant toute cette année depuis que le pape François, dans une intuition géniale, a voulu recentrer le message chrétien annoncé à notre monde contemporain comme l’Evangile de la miséricorde. Comme nous sommes dans l’année liturgique C, pendant laquelle l’Evangile selon saint Luc nous accompagne dimanche après dimanche, j’ai choisi d’aborder avec vous les textes où ce verbe « faire miséricorde » apparaît. Je suis bien conscient que c’est un regard partiel sur cette réalité très étendue qu’est la miséricorde, mais l’on ne peut jamais épuiser un sujet, encore plus quand celui-ci est passionnant et infini. Alors, laçons nos chaussures, ajustons notre sac à dos et… marchons sur les chemins de la miséricorde chez saint Luc[2].

Commençons donc par remarquer que le verbe n’apparaît que quatre fois dans cet Evangile. Les situations dans lesquelles il est mentionné peuvent être regroupées.

 

La première fois, c’est dans la parabole bien connue du riche et du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31). Tous deux vivaient dans la même ville et étaient voisins. Mais, alors que l’un avait de grands biens, l’autre était tellement plongé dans la misère que les chiens venaient lécher ses plaies sans qu’il ait la force de les repousser. Ce contraste entre la richesse opulente et le plus grand dénuement nous fait penser aux images terribles de nombreux pays où les bidonvilles côtoient les gratte-ciels. Mais il existe aussi chez nous, même dans nos campagnes, souvent de façon cachée. Toutefois, la différence de « valeur » de leur personne est bien différente selon qu’on les regarde avec les yeux des hommes ou ceux de Dieu. Le riche n’a pas de nom, ce qui signifie dans la mentalité biblique, pas d’identité profonde. Le pauvre porte le nom d’un des meilleurs amis du Christ dans sa vie terrestre. Les deux personnages de l’histoire meurent mais le traitement qui leur est réservé à ce moment-là diffère grandement de ce qu’ils avaient connu dans leur vie terrestre. Si le riche est enterré avec tous les honneurs qui lui sont dus, le pauvre est emporté au ciel par les anges et il commence à goûter le bonheur et la paix qui lui avaient été refusé durant sa vie humaine. Le riche, au contraire, se retrouve dans un état de souffrances terribles, dévoré par un feu brûlant. Voyant Lazare heureux dans le sein d’Abraham, alors il s’écria : ‹ Abraham, mon père, fais-moi miséricorde et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes. › (Lc 16, 24) Nous pouvons retenir au moins trois enseignements de ce passage :

  1. L’appel à faire miséricorde se fait dans une situation de grande souffrance. C’est « comme un cri, un SOS », aurait chanté Daniel Balavoine. Lorsque l’on n’en peut plus, qu’une situation est devenue intolérable, c’est le cri vital qui peut jaillir de nous. La liturgie nous invite à reprendre cet élan fondamental des abysses de la misère humaine pour que nous fassions monter vers Dieu notre prière en nous unissant particulièrement à ceux qui n’ont même plus la force de s’adresser au Père : les désespérés, les athées, les tristes…
  2. La supplication n’est pas toujours exaucée, car elle dépend aussi de la qualité de la miséricorde que nous montrons dans nos relations avec les autres. Si nous ne pardonnons pas aux autres, notre Père céleste non plus ne nous pardonnera pas (cf. Mt 6, 15). Le riche a eu, durant sa vie, devant son portail le pauvre et quand il voulait, il aurait pu lui faire du bien, mais il ne l’a pas fait. C’est un cas typique de péché par omission.
  3. L’homme riche ne se trompe-t-il pas en implorant la miséricorde de la part d’Abraham ? C’est Dieu qui en est la source et non pas un homme, aussi saint soit-il. Cette parabole pourrait nous aider à purifier nos relations avec nos défunts. Dans la foi chrétienne, nous prions pour eux, nous sommes en communion avec eux par la participation aux sacrements dont nous voyons les signes mais dont ils contemplent -pour leur part- la réalité « sensible », mais nous ne les prions pas comme s’ils étaient l’origine de bienfaits qu’ils pourraient nous accorder.

 

À son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s’arrêtèrent à distance 13 et élevèrent la voix pour lui dire : « Jésus, maître, fais nous miséricorde. »  (Lc 17, 12-13)

 

ET

 

35 Or, comme il approchait de Jéricho, un aveugle était assis au bord du chemin, en train de mendier. 36 Ayant entendu passer une foule, il demanda ce que c’était. 37 On lui annonça : « C’est Jésus le Nazôréen qui passe. » 38 Il s’écria : « Jésus, Fils de David, fais-moi miséricorde ! » 39 Ceux qui marchaient en tête le rabrouaient pour qu’il se taise ; mais lui criait de plus belle : « Fils de David, fais-moi miséricorde ! »  (Lc 18, 35-39)

 

Ici aussi, nous retrouvons une situation de détresse : la maladie. Et pas n’importe laquelle dans le premier texte, mais la pire de l’époque du Christ ; la lèpre, en effet, affectait le malade non seulement dans sa chair, mais aussi dans ses relations sociales car elle le coupait de tout groupe humain et elle lui empêchait également toute participation aux rituels religieux. En demandant à Jésus de leur faire miséricorde, ils le prient de leur accorder une triple guérison : une concernant la santé physique, une autre, la socialisation, une dernière, la restauration de la relation à Dieu. C’est une image du péché qui détruit l’harmonie entre l’être humain et son Seigneur, mais aussi avec les autres et lui-même.

 

Le nom miséricorde, lui, revient à six reprises.

Sa miséricorde s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. (Lc 1, 50)

Tiré du Cantique de Zacharie, appelé communément Benedictus du nom de son introduction en latin, et chanté par l’Eglise tous les matins dans sa prière des Laudes, ce verset est souvent traduit comme ceci : « son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. »

Ce qui la caractérise avant tout ici, c’est la fidélité parfaite, celle qui dure toujours, en passant des pères à leurs fils. Elle est dirigée en particulier vers un groupe de personnes bien déterminées : celles qui « craignent Dieu. » La crainte de Dieu est un don de l’Esprit Saint dans la foi catholique. C’est donc quelque chose de profondément positif. Notre difficulté pour comprendre cette expression vient du fait nous l’assimilons à avoir peur de Dieu qui nous apparaît soit comme un rival, soit comme un tyran. Cette compréhension est une illustration et une conséquence du péché originel. Adam se cache dans le jardin d’Eden quand il entend la voix de Dieu qui se promène au soir couchant, car il a peur de Lui. La miséricorde de Dieu se manifeste dans le fait qu’Il ne se résigne pas à cette réaction mais qu’Il attend et cherche Son enfant bien-aimé pour renouer une nouvelle relation avec lui.

 

Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa miséricorde, (Lc 1, 54)

La miséricorde de Dieu est un don initial. L’Histoire, mon histoire commence par elle. Chaque aide et secours que Dieu apporte à Son peuple est un rappel, un retour aux sources de l’acte miséricordieux premier qui est le don de la vie et la promesse que Dieu sera toujours avec ceux avec qui Il s’est engagé.

Dieu ne se souvient pas du péché, de nos erreurs, mais de la miséricorde. Quelle bonne nouvelle pour ceux qui sont dévorés par un sentiment de culpabilité dévorant ! Dieu ne se laisse jamais dominer par la fascination du mal commis, Il regarde avant tout Son engagement positif envers Sa Création. C’est ce « souvenir des belles choses » qui le pousse à secourir sans cesse son serviteur Israël. Ce nom nouveau (il peut être traduit par « fort contre Dieu » ou « celui qui combat contre Dieu ») du patriarche Jacob donné à l’issue du combat avec l’ange est une appellation qui peut s’appliquer à chaque croyant. Dans ma vie, j’ai pu recevoir la visite d’un envoyé de Dieu (soit par le biais d’une personne, d’un événement ou de motions intérieures) qui produit en moi l’impression d’un combat avec Lui. De nombreux saints ont connu cette expérience qui peut être douloureuse mais qui est un chemin de purification salutaire pour grandir dans le respect et la connaissance du Seigneur. Ce combat prend aujourd’hui une forme particulière contre toutes les addictions qui peuvent déchirer nos vies et nos familles : jeux d’argent, alcool, drogue, pornographie, utilisation compulsive des écrans, etc. Face à ces redoutables adversaires du bonheur et de la paix, Dieu combat contre nous en nous empêchant de baisser notre garde, notre niveau d’exigence qui peut devenir faible car « tout le monde fait comme ça »… Il se sert de notre conscience et d’intermédiaires (proches qui nous aiment et qui ne veulent pas nous voir nous enfermer dans ces dépendances, chrétiens qui prêchent la conversion…) qui nous poussent à choisir à nouveau le Bien, le Beau et le Vrai. Mais Dieu combat surtout avec nous, à nos côtés car Il nous veut vivants et pas simplement survivants.

 

Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur l’avait comblée de sa miséricorde et ils se réjouissaient avec elle. (Lc 1, 58)

Comment Dieu comble-t-Il de Sa miséricorde ? En accordant une fécondité ! C’est pour cela que l’Eglise défend toujours la Vie, de ses balbutiements utérins au dernier souffle, car elle se fonde sur la Sainte Ecriture qui affirme que d’une femme dont plus personne n’attendait rien et que l’on méprisait avec un des termes les plus blessants qui soient (la stérile ! ), Il a fait naître le précurseur que l’on honore à saint Jean du doigt. Rien n’est jamais perdu, même quand tout semble désespéré.

 

Il a montré sa miséricorde envers nos pères et s’est rappelé son alliance sainte, (Lc 1, 72)

La miséricorde se manifeste ici dans le souvenir de Dieu. Il n’est pas atteint comme nous de la maladie d’Alzheimer spirituelle qui nous fait oublier tous les bienfaits qu’Il nous a donnés. Dieu se souvient de nous et plus encore de la promesse qu’Il a faite : Il nous donne une Terre, c’est-à-dire un « chez nous », un avenir (une descendance), et mieux que tout Son Fils et Son Esprit Saint.

 

C’est l’effet de la miséricorde profonde de notre Dieu: grâce à elle nous a visités l’astre levant venu d’en haut. (Lc 1, 78)

L’effet de la miséricorde est une visite, celle du soleil qui réchauffe et fait briller nos visages d’une clarté nouvelle en nous montrant, chaque matin, qu’un nouveau jour est à accueillir comme une nouvelle chance. Elle nous oriente vers l’à venir, elle est le signe de l’espérance.

 

Le légiste répondit : « C’est celui qui a fait preuve de miséricorde envers lui. » Jésus lui dit : « Va et, toi aussi, fais de même. » (Lc 10, 37)

Ce dialogue constitue la finale de la parabole du « bon Samaritain, » peut-être un des enseignements les plus connus de Jésus sur l’amour et le souci du prochain. Jésus a complètement renversé la question du docteur de la Loi. Celui-ci lui avait demandé : qui est mon prochain ? Sous-entendu, quel est celui que je dois aimer dans ma vie quotidienne ? Jésus lui raconte l’histoire du bon Samaritain et conclue par une tout autre question : lequel s’est montré le prochain de l’homme blessé ? Autrement dit, la question n’est plus de savoir qui je vais pouvoir aider, servir, mais qui est-ce qui m’a soigné et guéri, moi, l’homme à demi-mort sur la route de Jéricho[3] ?  La réponse est claire pour un chrétien : c’est Jésus qui est le bon Samaritain ! C’est Lui qui me fait miséricorde en prenant soin de moi et en pansant mes blessures, y compris les plus cachées. Alors, en cette année de la miséricorde, courons vers Lui et crions : Kyrie eleison !

Nous pouvons le faire :

  • En marchant, avec la prière des chrétiens orientaux adaptée à notre respiration et à notre rythme de pas : « Seigneur Jésus / Fils du Dieu vivant / Prends pitié de moi, pêcheur. »
  • en priant dans les différentes chapelles que nous visitons ou devant le saint sacrement explosé le soir, à notre arrivée.
  • Aux messes du matin et du soir.
  • En recevant le sacrement de la miséricorde auprès d’un prêtre, sur le chemin (surtout ne pas hésiter !!!), lors des pauses ou de la soirée réconciliation.

 

A chacun, bonne marche ! Ra vo an Aotrou Doue leun a madelez ha trugarez ganeoc’h !

[1] Comme lors d’un concert, en quelque sorte… Comment peut-on jouer de la musique avec un instrument désaccordé ? Les ennemis de nos « biniouseries » se justifient souvent par le fait que nos instruments traditionnels sonnent faux et que les sonneurs ne savent pas s’accorder…  Comment peut-on partager le repas du Seigneur et participer à son sacrifice si l’on n’est pas réconcilié en vérité avec Lui ? J’ai toujours trouvé que dans les concerts, ces quelques instants où les musiciens font preuve de leur talent d’oreilles permettait de se mettre dans la bonne disposition pour la partie qui allait commencer ensuite.

[2] Je me limiterai aux mentions précises de ce verbe ελεω et des substantifs qui lui sont proches, en sachant bien que nous englobons nombre d’attitudes miséricordieuses qui sont évoquées par d’autres termes, comme dans la parabole du fils prodigue, par exemple.

[3] Cette ville de Palestine est reconnue comme étant la plus vieille du monde. Elle est datée d’il y a dix mille ans. Dans la parabole, elle représente notre monde humain marqué par ses beaux projets mais aussi ses faiblesses et ses échecs.

À propos du rédacteur Père Guillaume Le Floc'h

Auparavant recteur de l'église St Yves-des-Bretons à Rome, le Père Guillaume Le Floc'h, est aujourd'hui chargé de la paroisse St Pierre & St Etienne sur Erdre, en Carquefou. Il fait partie de cette jeune génération de prêtres bretonnants.

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