La légende de saint Thomas et la ceinture de la Vierge dans la chapelle Notre-Dame de Quelven, à Guern (56310)

Amzer-lenn / Temps de lecture : 11 min

L’église Notre Dame de Quelven, commune de Guern, dans le Morbihan, à une dizaine de Kilomètres au sud-ouest de Pontivy aurait tout pour être élevée à la dignité de basilique : sur le plan architectural, elle n’a rien à envier à celle d’Hennebont dont elle aurait inspiré les constructeurs ; le pardon qui s’y déroule chaque 15 août est, par le nombre de pèlerins qui s’y presse, le 3° du diocèse de Vannes, après ceux de Sainte Anne d’Auray, le 26 juillet et de Notre Dame du Roncier, à Josselin, le 8 septembre.

« Biù pé marù, de Gelven henniget, teir gaech zou red monet » (vivant ou mort, à Quelven la bénie, il faut aller trois fois) et puis, on y est si facilement « Aux Anges ». L’un d’eux est d’ailleurs traditionnellement réquisitionné, chaque pardon, pour aller, du haut du clocher, bouter le feu au tantad ! ….

L’excellent café qui y est servi, sitôt bu, revenons à la chapelle : parmi son riche mobilier, un panneau en albâtre, accroché à droite de la petite porte sud, mérite tout autant l’attention du visiteur que la vierge ouvrante ou les grandes orgues de juste et grande réputation.

Il s’agit de la représentation de l’assomption de la Vierge et de son couronnement par la Sainte Trinité.

I – l’assomption ou la dormition ?

La vierge, avec les traits, non pas d’une vieille femme d’âge canonique, proche de la mort, mais d’une toute jeune fille, – « parthénée », en grec – figure, richement habillée, au milieu d’une sorte de mandorle festonnée que tiennent 6 angelots, 3 de chaque côté ; telle une morte ses yeux sont fermés tandis qu’elle ouvre les mains sur une prière muette, comme une orante.

Sur son côté gauche on peut voir, au niveau de la taille, la boucle ouvragée d’une ceinture dégrafée dont l’autre extrémité, pendant le long de son flanc droit, semble recueillie par un tout petit personnage agenouillé à ses pieds, tout à gauche, en bas du bas-relief.

C’est Saint Thomas l’incrédule (Jn 20, 24-29) – jamais présent quand il le faut – qui reçoit ainsi la preuve tangible de ce que la Sainte Mère du Christ est monté au ciel, corps et âme : son tombeau est aussi vide que celui de son Fils le matin de Pâques. Pour autant, est-elle morte et ressuscitée, comme lui, ou est-elle montée aux cieux simplement endormie, comme le pensent nos frères orthodoxes ? Assomption ou dormition, chacun est d’accord pour admettre que le corps de Marie, « théotokos », n’a pas connu la corruption de la mort ; hommage du Dieu auquel rien n’est impossible au sein qui lui a donné chair humaine, l’a porté et mis au monde.

Thomas, ce qui serait de nature à excuser son absence, aurait été envoyé par le Christ évangéliser les « Indes ». Gondopharès, roi du Gandhara (actuel Pakistan) lui a demandé de lui construire un palais, mais Thomas distribua aux pauvres tout l’argent destiné au financement de l’édifice. Il expliquera au Roi qu’il lui avait bien construit un palais, non pas sur terre, mais au ciel, une sorte de palais métaphysique, en quelque sorte. Thomas, à juste titre suspecté d’escroquerie sinon d’abus de confiance, fut naturellement jeté en prison. Or, Gab, feu le frère du Roi, ressuscita à point nommé pour venir affirmer qu’en effet, au cours de son séjour chez les morts, il avait bien eu l’occasion d’admirer ce palais céleste qui ne pourrait être habité que sous la condition expresse que le roi se convertisse. Ce qu’il fit aussitôt, lui et toute sa famille, après avoir renvoyé son architecte de Thomas libre des préventions dont il avait été l’objet.

C’est le dominicain, Jacques de Voragine (1228-1298), archevêque de Gènes, qui nous raconte cette belle histoire dans son fameux livre « la légende dorée ». Pour raconter ensuite les circonstances du décès de la Vierge il donne directement la parole au Christ lui-même qui s’exprime ainsi :

« Levez-vous, ma mère, ma colombe, tabernacle de gloire, vase de vie, temple céleste ; et de même que, lors de ma conception, vous n’avez pas été souillée par la tache du crime, de même, dans le sépulcre, vous ne subirez aucune dissolution du corps ». Et aussitôt, l’âme de Marie s’approcha de son corps qui sortit glorieux du tombeau. Ce fut ainsi qu’elle fut enlevée au palais céleste dans la compagnie d’une multitude d’anges.

Or, Thomas n’était pas là et, quand il vint, il ne voulut pas croire, quand, tout à coup, tomba de l’air la ceinture qui entourait la Sainte Vierge ; il la reçut toute entière afin qu’il comprit ainsi qu’elle était montée toute entière au ciel ». (Jacques de Voragine, « la légende dorée » Garnier-Flammarion, 1967, tome II, V° « assomption de la bienheureuse Vierge Marie » page 91)

 L’auteur prévient aussitôt son lecteur : « ce qui vient d’être raconté est apocryphe en tout point ». En effet, aucun des 4 Evangiles ni les Actes des Apôtres qui sont les textes canoniques du Nouveau Testament ne racontent les circonstances du décès de la Sainte Vierge, ni celles de son assomption, ou dormition, qui s’en est suivi.

Parmi les écrits apocryphes chrétiens édités dans la collection « la Pléiade » par les éditions Gallimard en 1997, l’évangile de Thomas, la version retenue de la dormition de Marie du Pseudo-Jean et les autre textes publiés dans le tome I de la collection n’évoquent l’absence de Thomas, ni l’épisode de la ceinture…

Cette belle légende illustrée à Quelven serait tirée d’une version tardive et en latin du générique « transitus Beatae Mariae » attribuée à Méliton, évêque de Sardes à la fin du II° siècle, elle est également notée dans la version arabe du « transitus ».

Un siècle avant la « légende dorée » de Jacques de Voragine, le dominicain et encyclopédiste Vincent de Beauvais (1190-1264), auteur du fameux « speculum majus » rapporte, dans la partie intitulée « speculum historiale », l’histoire de Thomas et de la ceinture de la Vierge que les conteurs se plaisent à répandre dans toute la chrétienté des bords du Gange jusqu’au lointain kornog breton.

A telle enseigne qu’en 1484 fut imprimé à Bréhan qui ne se trouve qu’à une quarantaine de kilomètres de là, à l’est de Pontivy, « une douzaine d’incunables, tous in–quarto sur papier filigrané, lui-même sorti, peut être bien, des moulins seigneuriaux de Rohan » précise Michel de Galzain (« Au bon vieux temps du Morbihan pittoresque et disparu », la nef de Paris éditions, 1956, page 148).  L’un d’eux est un recueil de vers en langue française intitulé « le trépassement de Notre Dame », récit rimé de l’assomption dont les vers 200 à 300, directement inspirés du « transitus », selon la version empruntée à l’évangile apocryphe de Joseph d’Arimathie, racontent l’histoire de Thomas et de la ceinture de la Vierge. (Lire l’article de Gérard Gros in « Romania », revue trimestrielle, tome 104, N°416, 1983, pages 499 à 523).

Le célèbre historien d’art, Emile Mâle (1862-1954), écrit en 1898 dans son livre « l’art religieux du XIII° siècle en France, étude sur l’iconographie du moyen-âge et sur ses sources d’inspiration » : « les artistes trouvèrent donc dans les légendes de la Vierge la plus féconde inspiration. Ces naïfs récits, que nous ne lisons plus, enchantèrent la foule pendant quatre cents ans. Nous leur devons au moins la moitié de nos anciennes œuvres d’art » (« le livre de poche, biblio, essais, 4076 », Armand Colin, 1993, pages 466 & 467).

Rappelons enfin qu’à Quintin, une cinquantaine de kilomètres au nord de Quelven, est vénérée depuis le milieu du XIII° siècle comme précieuse relique de la Vierge, une pièce d’étoffe ramenée de croisade par Geoffroy Boterel, frère d’Henri d’Avaugour, fils d’Alain, comte de Penthièvre et de Goëllo, issu des anciens rois de Bretagne. Il ne s’agit certainement pas de la ceinture abandonnée par la Vierge entre les mains de Thomas qui se trouverait, selon la tradition de la Sacra Cintola, dans la cathédrale du Prato au nord de l’Italie.

Est-ce le même artiste ou atelier, vraisemblablement anglais qui a sculpté dans l’albâtre le panneau qui se trouve dans l’église Saint Martin de Nouvoitou, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Rennes, paroisse bretonne en pays gallo ?

En tout cas, la similitude est frappante !

II – le couronnement de la Vierge par Jésus seul, ou par la Sainte Trinité ?

Si, à Nouvoitou, est représenté, derrière la Vierge coiffée d’un simple tortil, le seul Christ glorieux bénissant de la main droite et tenant de la gauche l’univers christifié sous forme d’un globe crucifère, à Quelven, la Vierge est représentée la couronne en tête et, derrière elle, se tiennent, non pas seulement son fils Jésus, mais trois personnages quasiment identiques, la main gauche touchant la couronne et bénissant de la droite.

Celui du milieu semble plus grand que les deux autres qui l’encadrent, c’est non pas Jésus Christ auquel il ressemble par la barbe et la jeunesse des traits, mais Dieu le Père. Assis à sa droite, bien évidemment, la croix amputée de la partie saillante de la traverse entre les bras, c’est précisément le Fils du Père, Jésus-Christ, le sauveur, tandis que le troisième personnage lui faisant face, c’est la 3° personne de la Trinité qui « procède du père et du fils » – filioque – comme affirmé aux conciles de Latran (1215) et de Lyon (1274).

 Ainsi, à Quelven, la Vierge est-elle représentée couronnée non seulement par son Fils, seul, mais bien par le Dieu trine, aussi délicate que soit, sur le plan théologique, sans tomber dans le tri-théisme ou le modalisme, la représentation figurative sous forme de 3 personnages distincts, même semblables, de la Trinité qui reste un mystère auquel se sont successivement confrontés saint Hilaire de Poitiers (315-367) et saint Augustin d’Hippone (354-430).

Le franciscain saint Bonaventure (1220-1274), le docteur séraphique, évoque, dans un de ses sermons sur l’assomption, le rapport trinitaire de la couronne de la Vierge : glorieuse conformément à la majesté du Père, lumineuse dans l’unicité du fils et précieuse comme l’est l’amour du Saint Esprit (« de Assumptione Mariae, Sermo V, Opera omnia », ed Quaracchi, tome IX, 1901, page 699, 700)

Aux premières vêpres de la fête de l’assomption on chantait autrefois l’hymne suivant qui souligne bien l’hommage du Dieu trine à la mère de Dieu :

Laus sit excelsae Triadi perennis

Quae tibi, Virgo, tribuit coronam

Atque reginam statuitque  nostram

Provida matrem

Amen

Le Saint-Esprit, en forme de colombe, comme lors du baptême du Christ (Mt 3, 16 ; Mc 1, 10 ; Lc 3,22) « spire » du bout de ses ailes, la bouche du Père et celle du Fils dont les visages identiques ne montrent aucune différence de génération : c’est en effet, dans la relation d’amour qui circule (la périchorèse ou circumincession) entre eux qu’ils sont père et fils.

Ailleurs, les 3 personnes de la trinité seront représentées à l’identique, ce qui parait plus conforme à l’orthodoxie trinitaire telle que nous la présentent les Pères Cappadociens selon laquelle « tout ce que le Père a est au Fils, sauf le fait d’être inengendré (agenesia), et tout ce qui est au Fils est aussi à l’Esprit, sauf la filiation (huiotès) » (Grégoire de Naziance, « discours » 34, 10 SC 318, page 217) Le Père a toutes les « caractéristiques » du Fils sauf celle d’être fils et le Fils toutes celles du père sauf celle d’être Père….

Toutefois, en Bretagne, on trouvera plus généralement une représentation hétérodoxe de la Trinité : Dieu le père en vieillard barbu coiffé de la tiare papale tenant en main le globe de la création, tandis que Jésus-Christ est représenté crucifié sur la croix et le saint Esprit tel un pigeon en vol comme à l’église de la Sainte Trinité à Calan, près de  Plouay..

Combien riches de sens et de sacré sont nos églises et chapelles en terre bretonne.

Efforçons nous d’apprendre ce que les artistes dont nous oublions volontiers et sans dommages, les noms et les dates ont voulu signifier par leurs œuvres, elles sont autant d’enseignement du transcendant que nous nous devons d’expliquer et de transmettre à notre tour. « Je suis chargé de vous le dire, pas de vous y faire croire ». La foi, c’est l’aventure  libre de chacun de nous

À propos du rédacteur Yves Daniel

Avocat honoraire, il propose des billets allant du culturel au théologique. Le style envolé et sincère d'Yves Daniel donne une dynamique à ses écrits, de Saint Yves au Tro Breiz, en passant par des chroniques ponctuelles.

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Un commentaire

  1. Louis-Marie SALAÜN

    Un grand merci à vous pour ce riche article fort intéressant ! Moi qui suis passé à la chapelle ND de Quelven il y a quelques années (j’y ai même sonné à la bombarde le très beau cantique), je n’avais pas fait attention à tous les détails que vous mentionnez dans votre article. Doublement merci !

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