« Ce qui n’est pas assumé, n’est pas sauvé »
Extrait de l’Audience Générale du Pape Benoît XVI du 22 août 2007 : « Grégoire de Naziance a profondément souligné la pleine humanité du Christ : pour racheter l’homme dans sa totalité, corps, âme et esprit, le Christ assuma toutes les composantes de la nature humaine, autrement l’homme n’aurait pas été sauvé. Contre l’hérésie d’Apollinaire, qui soutenait que Jésus-Christ n’avait pas assumé une âme rationnelle, Grégoire affronte le problème à la lumière du mystère du salut : « Ce qui n’a pas été assumé, n’a pas été guéri » (Ep 101, 32: SC 208, 50) ».
Le beau gisant tout propre, tout rose de l’église de la Trinité-Porhoët, édulcoré par une restauration soucieuse de ne pas effaroucher les touristes par la contemplation du cadavre d’un supplicié, m’a remémoré la question posée il y a maintenant plusieurs années à Tad Gwilherm Ar Floc’h qui m’avait alors répondu en m’invitant à relire le récit de la passion par les Évangiles….
Le Christ est mort à l’âge de 33 ans, dans les affreuses circonstances qui sont rapportées par les témoins, mais, semble-t-il, sans avoir connu les affres de la vieillesse, ni celles de la maladie, en tout cas les Évangiles n’en disent rien… Selon mes amis médecins retraités du jeudi, les deux grands maux dont souffre l’humanité sont la constipation et l’insomnie. On ne nous dit pas que le Christ, « gwir Doué, gwir den », vrai Dieu, mais aussi, vrai homme, ait été constipé ni insomniaque…
Aussi, si le Christ n’a connu ni la vieillesse ni la maladie, vieillards et malades ne sont-ils pas, pour autant, sauvés, à l’exemple du saint pape Jean-Paul II que ni la maladie ni la vieillesse n’ont épargnés ?
C’est dans le cadre de sa passion que le Christ, en pleine force de l’âge, sain de corps et d’esprit, a bel et bien assumé vieillesse et maladie, notamment par son silence d’oblation, offrande librement consentie, faisant suite aux longs développements de son enseignement, silence opposé aux questions posées par ceux qui lui voulait du mal. Voyons de quelle façon.
1°) au jardin de Gethsémani, à ses apôtres et à son Père
Voilà le tableau de la vieillesse et de la mort appréhendé par Jésus la veille de sa passion, après la dernière cène :
« Alors Jésus arrive avec eux en un domaine appelé Gethsémani, et il dit à ses disciples: » Demeurez ici, tandis que je m’en vais là pour prier. » 37 Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à éprouver de la tristesse et de l’angoisse. 38 Alors il leur dit: » Mon âme est triste jusqu’à la mort; restez ici et veillez avec moi. » 39 Et s’étant un peu avancé, il tomba sur sa face, priant et disant: » Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi! Cependant non pas comme je veux, mais comme vous le voulez! » 40 Et il vient vers les disciples et il les trouve endormis; et il dit à Pierre: » Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi! 41 Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible. » 42 Il s’en alla une seconde fois et pria ainsi: » Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite! » 43 Etant revenu, il les trouva endormis, car leurs yeux étaient appesantis. 44 Il les laissa et, s’en allant de nouveau, il pria pour la troisième fois, redisant la même parole. 45 Alors il vient vers les disciples et leur dit: » Désormais dormez et reposez-vous; voici que l’heure est proche où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. 46 Levez-vous, allons! Voici que celui qui me trahit est proche ». (Mt 26, 36-46 ; Mc 14, 32-42) Luc, en bon médecin donne des précisions sur l’état physique de Jésus : « alors lui apparut du ciel un ange qui le fortifiait. 44 Pris d’angoisse, il priait plus instamment, et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre. » (Lc 22, 43)
Quant à Jean, il ne dit rien de cet épisode que rapportent les évangiles synoptiques.
Tristesse, angoisse et solitude sont bien des sentiments caractérisant maladie et vieillesse, somatisés jusqu’à suer du sang.
2°) à la foule venue l’arrêter
« Suis-je un brigand que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour me saisir ? Chaque jour j’étais assis dans le temple à enseigner et vous ne m’avez pas arrêté. » (Mt 26, 55) « … Mais c’est pour que les Ecritures s’accomplissent » (Mc 14, 48-49), « …Mais c’est votre heure et le pouvoir des Ténèbres » (Lc 22, 52-53)
Le dialogue est plus élaboré chez Jean : « Jésus, sachant tout ce qui allait lui arriver, s’avança et leur dit: » Qui cherchez-vous ? » 5 Ils lui répondirent: » Jésus le Nazôréen. » Il leur dit: » C’est moi. » Or, parmi eux, se tenait Judas qui le livrait. 6 » Dès que Jésus leur eut dit « c’est moi « , ils eurent un mouvement de recul et tombèrent. » 7 A nouveau, Jésus leur demanda: » Qui cherchez-vous ? » Ils répondirent: » Jésus le Nazôréen. » 8 Jésus leur répondit: » Je vous l’ai dit, c’est moi. Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci. » 9 C’est ainsi que devait s’accomplir la parole que Jésus avait dite: » Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés ». (Jn 18, 4-9)
La maladie et la vieillesse suscitent la révolte de l’injustice : pourquoi en suis-je frappé alors que mon voisin va y échapper ?? Pourtant vieillesse comme maladie sont, l’un et l’autre, des états inexorables auxquels l’homme ne saurait se soustraire : ils sont inhérents à sa condition humaine, comme la mort.
3°) devant le Sanhédrin, au grand dam du grand prêtre Caïphe, Jésus se tait face aux faux témoins. Néanmoins, il répond à son abjuration : « tu l’as dit (je suis le Christ, le fils de Dieu). D’ailleurs je vous le déclare : dorénavant vous verrez le Fils de l’Homme siégeant à droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel » (Mt 26, 64 ; Mc 14, 62 ; Lc 22, 67-70)
Pour Jean, encore, le dialogue est plus développé : « le Grand Prêtre se mit à interroger Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. 20 Jésus lui répondit: » J’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple où tous les Juifs se rassemblent et je n’ai rien dit en secret. 21 Pourquoi est-ce moi que tu interroges ? Ce que j’ai dit, demande-le à ceux qui m’ont écouté: ils savent bien ce que j’ai dit. » 22 A ces mots, un des gardes qui se trouvait là gifla Jésus en disant: » C’est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre ? « 23 Jésus lui répondit: » Si j’ai mal parlé, montres en quoi; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 19-23)
Que dire devant le diagnostic médical ? Bien souvent on n’a pas été prudent : on creuse sa tombe avec ses dents, mais Jésus n’était ni obèse, ni alcoolique, ni même fumeur et pourtant … Le silence est la réponse à l’incompréhension devant la maladie et la vieillesse bien souvent aggravée par des maladies dégénérescentes neurovégétatives, invalidantes physiquement et intellectuellement.
4°) devant Pilate, qui l’accueille en le qualifiant de « Roi des Juifs », il répond : « tu le dis » puis, au grand étonnement de Pilate, devant les accusations proférées par les grands prêtres, il se mure dans un silence total (Mt 26, 11-14 ; Mc 15, 2-5 ; Lc 23, 2-7).
Chez Jean le dialogue est toujours plus élaboré : « Il appela Jésus et lui dit: » Es-tu le roi des Juifs ? » 34 Jésus lui répondit: » Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? » 35 Pilate lui répondit : » Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta propre nation, les grands prêtres t’ont livré à moi! Qu’as-tu fait ? « 36 Jésus répondit: » Ma royauté n’est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais ma royauté, maintenant, n’est pas d’ici. « 37 Pilate lui dit alors: » Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit: » C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » 38 Pilate lui dit: » Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 33-39)
4° bis) Selon uniquement Luc, s’estimant incompétent « ratione loci », Pilate renvoie Jésus devant Hérode, le roi des juifs, et là, c’est le silence total (Lc 23, 8-12).
Il s’agit, bien sûr, d’Hérode Antipas (21 av. J.-C. – 39 ap. J.-C.), le fils d’Hérode le Grand (73-4 av. J.-C.), qui avait reçu les rois mages et ordonné le massacre des saints innocents (Mt 2). Hérode Antipas, que Jésus avait qualifié de « renard » (Lc 13, 32), avait, malgré l’opposition de Jean le Baptiste, épousé sa nièce, l’hasmonéenne Hérodiade, mère de Salomé qui avait demandé et obtenu de lui la tête de Jean le Baptiste (Mt 14, 10 ; Mc 6, 17 et Lc 3, 19).
Pilate tire les conclusions de cet échec procédural qui tombe tel un diagnostic , mais il tergiverse. Ce n’est pas facile, en effet, d’annoncer à un patient que l’on a appris à apprécier qu’il va mourir… Le médecin doit il la vérité à son malade ?
5°) aux saintes femmes sur le chemin du calvaire, toujours selon le seul Luc : « Jésus se tourna vers elles et leur dit: » Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. 29 » Car voici venir des jours où l’on dira : « heureuses les femmes stériles et celles qui n’ont pas enfanté ni allaité. » 30 » Alors on se mettra à dire aux montagnes : « tombez sur nous « , et aux collines : « cachez nous. » 31 Car si l’on traite ainsi l’arbre vert, qu’en sera-t-il de l’arbre sec ? » » (Lc 23, 28-31)
Malades et vieillards sont particulièrement affectés par le chagrin que, bien involontairement, ils causent à de leurs proches. Reste la prière, la prière de Charité les uns pour les autres, et, avec la vertu théologale de l’Espérance, la Foi en la vie éternelle.
Tout proche de la mort, le Christ se qualifie lui-même d’ « arbre vert », référence eschatologique à une vie éternelle qui doit remplir d’espérance l’agonisant
6°) enfin, les sept paroles de Jésus en croix (appelées également les Sept Dernières Paroles du Christ)
- Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23,34) prononcée immédiatement après son crucifiement entre deux malfaiteurs. Jésus demande ce pardon pour ceux qui ont participé à sa condamnation et à son exécution.
- En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis (Lc 23,43) adressée à un des deux malfaiteurs, en réponse à sa prière : « souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume ». La tradition se souvient de lui comme du bon larron, reconnu par l’Église sous le nom de Saint Dismas, le seul saint à avoir été canonisé de son vivant et, directement, par le Christ.
- Femme, voici ton fils. Et à Jean : Voici ta mère (Jn 19,26–27) adressées à sa mère et son disciple Jean. Au-delà du devoir filial ainsi accompli, la tradition a perçu ces mots comme la fondation de l’Église par la maternité spirituelle de Marie vis-à-vis des croyants représentés par le « disciple qu’il aimait » et qui l’a prise chez lui.
- Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mc 15,34 et Mt 27,46) Question criée « à voix forte », en araméen : Eloï, Eloï, lama sabbaqthani? (Ps 22:2) Souffrance suprême du sentiment d’abandon, nuit obscure de l’homme Jésus en écho à un long psaume qui s’achève par la doxologie eschatologique, source de l’espérance théologale : « A Yahvé la royauté, au maître des nations ! » (Ps 22, 29) La mort survient à la neuvième heure (trois heures de l’après-midi).
- J’ai soif (Jn 19,28) prononcée « pour que l’Écriture soit accomplie jusqu’au bout », commente l’évangéliste. Jésus cite le psaume 69, 22 : ils m’ont donné du poison à manger, et pour boire, du vinaigre lorsque j’avais soif.
- Tout est achevé (Jn 19,30) paroles prononcées après qu’il eut pris le vinaigre. Mission accomplie et paix retrouvée.
- Jésus poussa un grand cri : Père, entre tes mains je remets mon esprit (Lc 23,46). Et sur ces mots il expira. C’est au Père que se rapporte la dernière parole de Jésus comme le fut sa première : Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? (Lc 2,49).
Tout commence par la maladie, qui est extérieure au malade et vient l’interrompre dans ses activités quotidiennes habituelles. La première réaction du concerné est « pourquoi moi et pas un autre ? ». Mais la maladie s’abat sur une personne précise et bien dénommée, pas sur quelqu’un d’autre.
Il y a un temps pour tout, et sans doute aussi pour la maladie et la mort, vient le temps des ténèbres au cours duquel il faut boire le calice jusqu’à la lie
Il y a ensuite le diagnostic formulé par les médecins qui posent des questions auxquelles eux seuls peuvent répondre ! … il y a même appel à un spécialiste dont la consultation s’avère tout à fait superflue.
Mais l’issue est inexorable et le malade le sent bien. Le tableau clinique en est simple : solitude, séparation d’avec le monde sain, une volonté qui s’anéantit et le désarroi qui en résulte. Seul remède : la prière et une prière d’abandon et de confiance devant ce qui va advenir et à quoi on ne peut échapper : « je ne savais pas que c’était si dur de mourir » reconnaissait mon frère Guy sur son lit de mort, à l’hôpital, à la veille de ses 72 ans que je vais atteindre dans quelque mois …
L’entourage est concerné, bien sûr, mais ses réactions ne sont pas toujours adaptées
En résumé, une demi-page d’évangiles, pour dire
- La situation inexorable, la solitude qui en résulte et le temps suspendu,
- Ce que Jésus n’est pas : un brigand, un enseignant qui se cache : il n’a pas mérité ce qui lui arrive, il n’a rien fait pour cela. Ce qui va lui arriver n’est pas une punition, mais le déroulement attendu et prévu de longue date d’une sorte de destin écrit qu’il accepte librement et avec résignation : vertu d’obéissance d’un fils à son père. C’est l’heure des ténèbres et ce qui va arriver ne doit concerner que lui seul, de sa propre volonté, mais pas son entourage qui doit être épargné.
Il n’est pas non plus un « arbre sec » bon pour la cognée et le feu, mais un « arbre vert » qui doit être traité comme tel : appelé à bourgeonner, puis fleurir avant de donner du fruit et de la graine, promesse d’éternité
- Ce qu’il est : fils de Dieu pour les juifs et roi des juifs pour l’occupant romain mais ce sont ses interlocuteurs qui en font le constat auquel il se borne à un simple donner acte. Tout se fait ouvertement, sans cachette ni dissimulation : tout voué à la mort qu’il soit, comme chaque homme, le Christ est Dieu, l’« arbre vert », rédempteur et sauveur de l’humanité : par sa mort et sa résurrection, il a vaincu la mort.
- Son destin : l’accomplissement des écritures, le temps des ténèbres. Il n’y a de place à la volonté que dans le cadre de l’obéissance. L’Évangile de Saint Jean se clôt par une dernière conclusion y faisant expressément référence : l’auteur met dans la bouche de Jésus ressuscité s’adressant à Simon Pierre sur les rives du lac de Tibériade : « en vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c’est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas » (Jn 21, 18).
- Et sur la croix : la soif, le sentiment d’abandon total mais aussi la confiance.
De même que dans son corps masculin, le Christ souffrant sa Passion pour la rédemption de nos péchés a aussi pleinement assumé la moitié féminine de l’humanité, il a, dans la pleine force de l’âge, rejoint dans leurs faiblesses vieillards et malades.
Χριστὸς ἀνέστη ἐκ νεκρῶν, θανάτῳ θάνατον πατήσας, καὶ τοῖς ἐν τοῖς μνήμασι, ζωὴν χαρισάμενος
« Christ est ressuscité d’entre les morts, foulant la mort par la mort et, à ceux dans les tombeaux,
accordant la vie ! »
Chante le tropaire grec au moment de Pâques : alithôs anesti « il est vraiment ressuscité »
Sur la croix, le Christ, jeune homme bien portant, a assumé toutes les souffrances physiques et morales de l’humanité, dans toutes ses composantes, femmes, vieillards et malades qui sont ainsi tout autant sauvés que les garçons, jeunes et les biens portants qu’ils n’ont jamais été ou ne sont plus.