La spiritualité cachée des « bretonnismes »

Amzer-lenn / Temps de lecture : 13 min

A l’occasion de l’anniversaire de Job an Irien et du Minihi Levenez, des conférences étaient proposées ce samedi. Ar Gedour vous offre, avec l’accord de l’auteur, Yves de Boisanger, le texte de la conférence « La spiritualité cachée des bretonnismes ». Ce texte est conçu pour une conférence et vous pardonnerez donc aisément le côté « parlé » de cet article, l’idée étant de vous partager cette intéressante conférence que vous n’avez peut-être pas pu entendre ce week-end.

 

bretonnismesParlant des « bretonnismes », je me réfère évidemment aux livres d’Hervé Lossec qui font « du reuz » depuis 2010 : « Les Bretonnismes », 2010, « Les Bretonnismes de retour », 2011, « Ma Doue benniget, histoires drôles en brezhoneg et en français », 2012 et « Channig et Fañch bretonnisent » avec un CD de 50 minutes en 2016 … Tout ça, toujours, aux éditions « Skol Vreiz » et illustrés par Nono dont tous les lecteurs du Télégramme, au moins, apprécient le talent. Voilà pour la publicité gratuite ; j’espère ne rien avoir oublié.

Qu’est-ce qu’un « bretonnisme » ? C’est, « parler français comme on le parle en Bretagne », pour reprendre la formule portée sur les deux premiers ouvrages. C’est donc donner à son français un accent tonique inhabituel ailleurs ; adopter dans ses phrases un ordre variable des propositions en fonction de l’importance qu’on leur accorde ; ce qu’on appelle pompeusement « l’anaphore » à partir du préfixe savant « ana » qui indique une sorte de hiérarchie et de « phoros », mot grec signifiant l’apport – quitte à être « pompeux », soyons-le jusqu’au bout –  ; c’est également émailler son discours de mots, d’images ou de locutions typiquement bretonnes, sans parler des quiproquo engendrés par des similitudes qu’on appelle « faux amis ».

Des exemples ? Bon : « Au lit, elle est allée avec le docteur » c’est du plus grand classique : « au lit » avec un fort accent sur le « i » qui doit traîner en longueur, voilà pour l’anaphore ; « elle est allée » avec l’accent tonique sur l’avant dernière syllabe qui donne tout le chantant du breton … et puis, bien sûr, ce fameux « avec » que le breton met à toutes les sauces, véritable marque de fabrique sur laquelle je reviendrai tout à l’heure.

 L’image transmise par cette phrase insinue une innocente gauloiserie dont le côté moqueur me fait penser à ces albums de « Bécassine » qui, par parenthèse, étaient interdits de séjour dans la maison de mon enfance …

Autre exemple ? Celui de ce pauvre gosse à qui le maître demande à brûle-pourpoint : « Où est la Loire ? » et qui répond : « Au ciel, M’sieur » parce qu’en bon paotrig Landerne, il a entendu « al loar » qui est « la lune » comme chacun sait… il faut croire que, justement … « dans la lune il était…. »

Voilà pour bien comprendre ce que sont, en apparence, les « bretonnismes »

 

LA SPIRITUALITE DES BRETONNISMES

Qu’est-ce que la spiritualité viendrait faire là-dedans ? Du « spirituel », ne laran ket, mais qui dit « de l’esprit » ne dit pas obligatoirement « du  Saint Esprit », on est bien d’accord.

D’ailleurs, Hervé Lossec que j’ai interrogé là-dessus, a trouvé ma question, je cite : « surprenante » ; de la même façon, toutes les personnes, ou presque, dont j’ai recueilli l’avis, ne m’ont pas dit autre chose que, sous une forme ou sous une autre : ça m’a rappelé le « bon temps » – comprenez évidemment, celui où on était plus jeune ! –  ou : « on s’est bien amusé ! »

… Et il faut avoir l’esprit singulièrement tordu pour voir de la spiritualité dans de l’innocente rigolade agrémentée d’un brin de nostalgie !

(Voilà pour la première partie de ma petite causerie.)

Antithèse.

Ecoutez bien : en France, seuls 1% des livres publiés atteignent les 10 000 exemplaires vendus. C’est officiel : pas plus de 1% pour 10 000.

… Et les « Bretonnismes » en sont à 300 000 !

300 000.

Aucun livre d’histoires drôles, belges ou écossaises, pas même le célébrissime Almanach Vermot qui décline ses gauloiseries annuelles depuis 1836, aucun n’a dépassé les 12 ou 15 000. On y plafonne le plus souvent – et péniblement – autour des 4 à 5 000.

D’où la question légitime : qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière nos « bretonnismes » pour expliquer un tel succès ? Parce que, regardons d’encore plus près : Hervé Lossec ? Pardon, mais, en 2010, c’est un auteur quasi inconnu du grand public, (pas en 2017 où tout le monde se l’arrache !) ; Skol Vreiz ? Une maison d’édition sympathique mais sans commune mesure avec les « grands » parisiens qui ont les moyens de remplacer l’éventuelle absence de talent par de la publicité … et un sujet apparemment « rigolo » sans plus ; comment faire 300 000 exemplaires avec ça ?

Qu’est-ce qui se cache derrière ?

Qu’est-ce qu’il y a de caché derrière cette apparence de plaisanteries genre « histoires belges à la sauce léonarde », mais qui soit assez gros, assez énorme pour expliquer ce tirage proprement fabuleux de 300 000 exemplaires ?

Caché, mais énorme ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas mais qui est tellement gros que cela devrait sauter aux yeux ? Est-ce que, par hasard – simple supposition – ce ne serait pas ce qu’on ne veut pas voir ?

Intéressant ; ce n’est qu’une hypothèse.

Qu’en pense l’auteur lui-même ? Avec la plus grande sincérité, Hervé Lossec l’a avoué dans le tome II : « Etonné que j’ai été », « spontet-bras que j’ai été », « ravi que j’ai été », « ému que j’ai été », « attendri que j’ai été » et puis cette façon de « botter en touche » que je cite intégralement : « laissons les spécialistes analyser ce qu’ils appellent déjà un phénomène d’édition et un évènement sociolinguistique. » fin de citation. Que faut-il en penser ? Faut-il vraiment se tourner vers les « spécialistes » ? Si ces messieurs étaient si forts pour analyser, ne pensez-vous pas que c’est avant qu’ils auraient dû se manifester ; pour dire à l’auteur, par exemple : « si vous voulez une brillante réussite d’édition, voilà ce qu’il faut faire : un peu de ceci, un peu de cela et une touche de machin … » ; l’ont-ils fait ? Non ? Donc, apprenons à nous passer des pseudo-spécialistes dont on attend, en réalité, qu’ils osent formuler et couvrir de leur autorité d’universitaires, ce qu’on a souvent peur d’énoncer nous-même par pudeur ou par crainte du ridicule.

Notre auteur le suggère d’ailleurs un peu en poursuivant : « Entendu que j’ai fait ! » et de citer ce qu’il appelle curieusement « la boutade » d’un lecteur enthousiaste affirmant avoir, du coup, décidé de se lancer dans une licence de breton, je cite : « pour récupérer l’héritage que l’Etat lui avait volé. »

Est-ce que c’est ça, l’énormité cachée ? Une revendication qui, sous forme de rigolade, voudrait revenir en arrière ? Faire en sorte que le breton soit toujours bien vivant avec sa syntaxe originale, son accent tonique particulier et ses mille et mille images poétiques ?

Honnêtement, est-ce crédible ? Est-ce qu’une énième protestation linguistique, même bourrée d’humour, de sel et de talent, pourrait tirer à 300 000 exemplaires ?

Non, évidemment.

Il y a quelque chose de caché, c’est certain, mais ce ne peut pas être uniquement une question de revendication seulement linguistique et j’ai la conviction qu’Hervé Lossec n’est pas complètement dupe lorsqu’il semble attendre l’explication de son indéniable succès, de ces fameux « spécialistes » dont il parle. J’en veux pour preuve la réponse qu’il m’a faite et que j’ai rapidement mentionnée plus haut. Après avoir trouvé ma question qui portait sur une éventuelle « spiritualité cachée », l’avoir trouvé, comme je l’ai dit : « surprenante », le voilà qui embraye « sur un autre sujet » … « sur un autre sujet », ce sont ses mots exacts ; et quel est-il cet « autre sujet » ? Tout simplement le « coup de gueule » (sic) qu’il avait envoyé aux médias pour protester contre l’absence de breton dans les célébrations religieuses et, plus particulièrement, lors des enterrements. « Coup de gueule » qui avait paru, en 2009, tant dans Ouest-France que dans le Télégramme et lui avait valu, dit-il, « quantité de lettres favorables » et de conclure, je cite : « 8 ans après, absolument rien de changé, semble-t-il. Pegen trist eo ! » fin de citation.

Récapitulons : Hervé Lossec, notre auteur, se dit « surpris » que je cherche de la « spiritualité » dans ses « bretonnismes » mais, tout aussitôt, le voilà qui embraye sur des histoires d’absences de breton à l’église et plus particulièrement à l’occasion des enterrements.

Je cherche, nous cherchons quelque chose de caché mais de très gros ; quelque chose qui n’apparaît pas directement dans les « bretonnismes » mais qui explique ce tirage proprement ahurissant de 300 000 exemplaires (parce que c’est ce que les lecteurs attendaient ?) ; derrière la « rigolade » quelqu’un ose signaler son besoin de retrouver la langue bretonne dont il a été privé d’une façon ou d’une autre – peu importe – et Hervé Lossec met le doigt sur sa colère – sa douleur ? –  de constater la disparition du breton au moment du dernier adieu … Comme si le dernier lien, l’ultime lien que constituait la langue, se trouvait alors rompu.

C’est là et nulle part ailleurs que je crois qu’il faut chercher.

Je suis contraint de me répéter encore et encore : nous sommes le peuple qui a hérité d’une langue qui ne fournit qu’un seul mot pour désigner « la Mort personnifiée », « l’oubli » et « l’angoisse ».

« Ankou », « Ankouaat » et « Anken »

Nous sommes le peuple qui se trouve pris d’un vertige proprement existentiel à l’approche de ce néant que signifierait la mort définitive, l’oubli définitif, le reniement de la langue de ses pères, ultime reliquaire de son identité.

Nous sommes le peuple – et c’est, je crois, l’explication profonde des « bretonnismes » –  condamné à en plaisanter ou, pire, à en rire parce qu’il a dramatiquement accepté de se taire devant le mépris du citadin envers le rural ; ce mépris qui vient du fond des âges et qui fait que le breton dont ce n’est pourtant en rien la nature profonde, s’est mis à vouloir désespérément imiter ceux-là mêmes qui le moquaient.

Ce mépris qui a amené les pères et, plus encore, les mamans du siècle dernier à ne pas transmettre à leurs enfants, une langue, leur langue, devenue à leurs yeux « yezh ar vezh », la « langue de la honte ».

Lorsque j’ai compris ça, grâce, il faut bien le dire, à la réponse d’Hervé Lossec, j’ai enfin compris pourquoi, en ce qui me concerne, je n’avais pas pu rire en lisant les « bretonnismes » ; ou alors j’avais « ri jaune » ; en tous cas rien qui puisse justifier, à mes yeux, ces 300 000 exemplaires vendus qui constituent à eux seuls l’argumentation incontournable de mon propos.

Avec ses « bretonnismes », Hervé Lossec, sans l’avoir prévu, a répondu à une vraie soif et il l’a satisfaite avec du breton caché dans du français.

Au fond, les « bretonnismes » ne sont, ni plus ni moins, que du breton camouflé en français ; camouflé par cette pauvre génération qui s’est trouvée convaincue qu’il fallait s’en débarrasser mais – pardon pour l’image ! –  comme le capitaine Haddock avec son sparadrap, « à la langue, collé il est resté le breton !».

Bon, voilà pour une explication possible du succès. Et maintenant ? Est-ce que j’ai justifié le terme de « spiritualité » que j’ai mis dans mon titre ? Est-ce qu’il est suffisant de l’avoir suggéré en reprenant le « coup de gueule » d’Hervé Lossec devant l’abandon du breton lors des funérailles ; est-il possible d’aller un peu plus loin, memes tra ?

Oui, absolument oui ; et ceci pour une bonne raison, c’est que notre langue, en elle-même, est, par nature, porteuse de cette spiritualité qui nous a construits, nous, Bretons d’Armorique ; nous, les héritiers de ces moines gallois, irlandais et cornouaillais qui sont à l’origine d’une société rurale unique au monde : la nôtre, celle des « Plou ».

J’insiste : ceux que nous appelons nos « saints fondateurs », qui sont des centaines et qui, notez-le bien, donnent lieu, aujourd’hui, à cette fabuleuse réussite de la « Vallée des saints » – réussite jugée au départ, tout aussi improbable que les 300 000 exemplaires des « bretonnismes » ! –  ces « saints fondateurs » sont à l’origine de cette société rurale – antinomique de la ville – qui nous a valu le sobriquet méprisant de « plouc ».

« N’oc’h ket aon ! », n’ayez pas peur, je ne repars pas pour une autre causerie ; simplement, c’est le moment de revenir, comme je l’avais annoncé, sur le fait qu’un grand nombre de nos « bretonnismes » tourne autour de l’utilisation de la préposition « avec ». Ce n’est qu’un exemple. Avec  l’usage répété de ce « avec », nous touchons du doigt un élément linguistique concret de notre identité/spiritualité : ce « avec » proprement lancinant nous dit matin, midi et soir que nous sommes le peuple qui est parvenu à conjuguer la plus totale, la plus irascible individualité, avec la sur-valorisation continuelle du lien : lien avec autrui, lien avec le vivant, lien avec nos défunts, avec l’Au-Delà, lien avec les choses ; même avec les choses qui en deviendraient presque des personnes : « avec ta voiture tu viendras ? » ou « la voiture, tu enverras avec toi ? » et non pas la platitude :« tu viendras en voiture ? ».

Ceci simplement pour souligner le trésor de notre langue et, en guise de conclusion/synthèse, souligner le piège actuel de la tentative de restauration en cours,  immensément louable, mais certainement trop coupée du parler des anciens.

Il y avait dans le Télégramme du jeudi 7 Septembre dernier, l’interview particulièrement significative d’un jeune enseignant du Trégor ; Tangi Yekel. S’appuyant sur une expérience déjà vieille de 13 ans, notre « skolaer » s’inquiétait du fossé se creusant entre des aînés pratiquant certes, un breton dialectal parfois émaillé de trop de mots français adoptés – mais respectant la syntaxe originelle – et des néo-bretonnants utilisant un breton dit « chimiquement pur » sans se rendre compte que le véritable reliquaire n’est pas tant dans le vocabulaire que dans la grammaire.

Et je crois que la magie, la vraie magie des « bretonnismes », ce n’est pas tant de « parler français comme on le parle en Bretagne », mais d’avoir su …nous parler breton en français !

« Peseurt brezhoneg deskiñ er skol ha d’ober petra ? » dit Tangi Yekel avec lucidité ; quel breton enseigner à l’école et pour faire quoi ?

Le succès des « bretonnismes », c’est aussi de nous convaincre qu’il n’y aurait pire régression que de …. parler français en breton. Il ne faudrait pas que les tournures françaises, ce qu’on appelle des « gallicismes » se mette à envahir notre langue restaurée : un livre de « gallegadurioù », alors là ! ne ferait rire personne !

 

À propos du rédacteur Yves De Boisanger

Yves de Boisanger est ancien vice-président de l'Association Bretonne. Il contribue occasionnellement à Ar Gedour par les textes de ses conférences.

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