Après le reportage consacré en août dernier dans le cadre du Jour du Seigneur à la place de la musique bretonne dans la liturgie, cette musique bretonne est à nouveau mise en avant par une figure de poids. Le Cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte Divin et la discipline des Sacrements, a adressé un message aux membres de l’association Pro Liturgia (association fondée en 1988 qui milite pour l’application exactes des décisions du Concile Vatican II quant à la liturgie) à l’occasion de leur Assemblée Générale qui a eu lieu les 21-22 septembre 2018. Le thème de ce message portait sur le « chant grégorien : du silence de l’âme unie à Jésus au silence de Dieu dans sa gloire ». Ce texte (que vous pouvez télécharger via le lien cité en fin d’article) est publié sur Ar Gedour avec l’aimable autorisation de Denis Crouan, président de l’association ProLiturgia.
« […] je vous en supplie, si le chant rompt le silence intérieur, celui de l’âme, qu’on y renonce pour le moment, et qu’on nous restitue d’abord le silence[…] » (Cardinal Robert Sarah)
Dans ce document très intéressant invitant à réfléchir sur l’un des éléments essentiels du chant grégorien, à savoir le silence sacré, un passage a retenu notre attention. Ce passage fait notamment un rapprochement entre le grégorien et le chant breton. Voici l’extrait de cette lettre, auquel nous joignons le passage précédent pour bien saisir le contexte :
Le chant liturgique est là pour nous faire prier, et, à notre époque, il a pour premier objectif, avant même de nous conduire à la méditation et à l’adoration, d’apaiser le tumulte intérieur de nos passions, de nos violences et de nos divisions entre la chair et l’esprit. Le rythme est donc un élément très important, voire essentiel, de cet apaisement, de cette paix intérieure retrouvée ou acquise avec peine, dans les larmes de l’effort, car s’il brise le silence de l’âme humaine par ses intervalles syncopés, assortis d’une mélodie stridente, voire discordante, il se comporte comme un véritable agresseur qui vient à coup de haches déchirer cette âme et la laisser dispersée, pantelante, en lambeaux. Telle est la souffrance qu’expriment tant de fidèles à la sortie de certaines Messes par ces mots : « scandale », « malaise », « souffrance », « désacralisation », « irrespect »… : oui, il s’agit d’une vraie agression, c’est-à-dire d’une intrusion violente, d’une effraction dans le silence de l’âme où Dieu s’entretient avec sa créature, comme un ami avec son ami[1]. Nos contemporains, qui sont, à juste titre, si sensibles au thème des droits de l’homme, devraient réfléchir à cette violation d’un droit essentiel : celui de l’intimité de l’âme et de sa relation unique et ineffable avec son Créateur et Rédempteur. Or, j’affirme que certaines formes de musique et de chant entendus dans nos églises vont à l’encontre de ce droit élémentaire de la rencontre de la personne humaine avec Dieu du fait de la rupture du silence intérieur, que l’on brise comme une digue cède sous la pression d’un torrent de boue. C’est pourquoi, je n’hésite pas à déclarer avec insistance et humilité : je vous en supplie, si le chant rompt le silence intérieur, celui de l’âme, qu’on y renonce pour le moment, et qu’on nous restitue d’abord le silence ! Dans ce domaine, la responsabilité des évêques, et celle des prêtres, leurs collaborateurs, en particulier dans les paroisses et les aumôneries, est immense et cruciale, tant du point de vue du choix et donc de la sélection des chants liturgiques à partir du critère que nous avons exposé, que de la formation des séminaristes, des novices, et aussi bien évidemment des fidèles. Beaucoup d’entre eux ressentent, et de plus en plus, la nécessité d’une formation liturgique de qualité, en particulier les chefs de chœur, de même que les choristes et les musiciens, ainsi que les membres des équipes liturgiques qui sont souvent responsables du choix des chants liturgiques sous la conduite de leur curé. Tolérer n’importe quelle musique ou chant, continuer à abîmer la liturgie, c’est démolir notre foi, comme je le rappelle souvent : « Lex orandi, lex credendi ».
« En France, je pense aux cantiques en langue bretonne que j’ai entendus à Noël dans des paroisses » (Cardinal Robert Sarah)
Pour illustrer ce propos d’une manière positive, prenons deux exemples de beaux chants liturgiques autres que le chant grégorien en France, votre pays, et sur le continent africain. En France, je pense aux cantiques en langue bretonne que j’ai entendus à Noël dans des paroisses dans lesquelles le recteur, en dehors de l’église et toujours revêtu de sa soutane, enseigne aussi la danse de ses ancêtres celtes aux plus jeunes. Nulle ambiguïté dans cette véritable ardeur à transmettre un patrimoine immémorial à des enfants trop souvent déshérités et déracinés, et donc devenus étrangers à leur propre culture. Ce prêtre du pays vannetais leur montre bien que le rythme de la danse bretonne, à trois temps, nullement lascif à la différence de la fameuse valse viennoise, correspond au souffle du laboureur hersant la terre, au balancement du bétail gagnant la prairie après la traite, et aussi à la douce oscillation de la jeune épouse portant son nouveau-né en lui chantant une berceuse apprise sur les genoux de sa propre mère ; c’est un rythme à trois temps nullement syncopé, correspondant à la nature humaine dans ses activités à la fois les plus ordinaires et les plus nobles : le travail des labours et des pâturages, le sevrage et l’éducation de l’enfant… car le troisième pas, celui qui clôt ce rythme « ternaire », sorte de « trinité » naturelle inscrite profondément dans l’âme de chaque homme, tel un sceau, correspond au pied s’enfonçant dans la terre, dans la glèbe de notre monde, et donc dans la réalité d’un humus doté d’une âme immortelle, celui de la personne créée à l’image de Dieu Trinité. Et c’est ce même rythme qui ponctue, en la nuit de Noël, les cantiques entonnés par tout un peuple avec une ferveur sans pareille, jusqu’au silence de l’adoration du nouveau-né, Jésus, le Verbe incarné, dans la crèche splendide d’une église de Bretagne, où tous les regards des enfants, petits et grands, convergent… : « Kanamb Noel ; Ganet eo Jesus hur salver » : « Chantons Noël, il est né Jésus, notre Sauveur ». Oui, telle est l’authenticité du rythme qui respecte la nature humaine, et donc l’âme, dans sa relation silencieuse et aimante avec Dieu, son Créateur et Rédempteur.
Ceux qui connaissent un peu la question savent aussi qui est ce prêtre dont parle le Cardinal Sarah. Nous laissons nos lecteurs le soin de le deviner et de nous l’indiquer en commentaire.
« Oui, de la Bretagne à la Guinée, il n’y a qu’un pas que seul le Christ peut nous faire franchir pour que nous puissions entrer dans cette communion infrangible et lumineuse » (Cardinal Robert Sarah)
Il en est de même, sur le continent africain, de la liturgie des moines de l’abbaye sénégalaise de Keur Moussa, fondée par Solesmes en 1962, ou, dans mon pays natal, la Guinée, des bénédictins du monastère Saint-Joseph de Séguéya, issu lui-même de Keur Moussa en 2003, dont le chant est accompagné par ce merveilleux instrument à cordes pincées, la kora, qui est le luth africain, et aussi le balafon, appelé également balani qui est une sorte de xylophone comportant généralement entre seize et vingt-sept notes produites par des lames de bois que l’on percute avec des baguettes. Depuis des siècles, la kora est l’apanage sacré des griots, ces musiciens messagers, conteurs et poètes, historiens et chroniqueurs, dépositaires de la mémoire culturelle de l’Afrique et de sa tradition orale. Le paysan africain travaille en chantant selon un rythme ternaire, qui nous l’avons vu, est naturel, avec ce troisième pas, celui qui correspond au pied s’enfonçant dans la glèbe et la poussière de notre terre. Or, le Père Luc Bayle, moine de Keur Moussa, et successeur du Frère Michel Meugniot dans la direction de l’atelier[2], où il fut le responsable de la fabrication des koras jusqu’en 2007, dit que « la kora n’est pas au premier plan de la liturgie. Elle est comme une vague qui porte la voix, facilite le chant, rend la relation à Dieu plus profonde ». Et il est vrai que la kora, avec son rythme ternaire, qui produit un léger balancement, rend vivants les psaumes, permet d’exprimer la joie ou la tristesse, donne envie de chanter, de louer… des sons d’une pureté cristalline, d’une légèreté diaphane, qui aboutissent au silence de l’adoration. Merveille de la création ! Splendide variété dans l’unité en Dieu des cultures que l’Evangile a su pénétrer pour les transfigurer en un chant aux mille voix pour la Gloire de l’Eternel ! Oui, de la Bretagne à la Guinée, il n’y a qu’un pas que seul le Christ peut nous faire franchir pour que nous puissions entrer dans cette communion infrangible et lumineuse, celle de l’Eglise catholique, une demeure aux multiples visages, qui n’a rien à voir avec cet assemblage artificiel, ce magma informe mondialisé et dominé par l’argent et le pouvoir, qui est celui du nivellement si caractéristique du monde profane et sécularisé.
Il est évident que, si on lit entre les lignes, nous comprenons bien -même si nous le savions déjà – que le cantique breton a donc toute sa place dans la liturgie en Bretagne. Celle-ci, comme le chant grégorien, « respectant la nature humaine, et donc l’âme, dans sa relation silencieuse et aimante avec Dieu, son Créateur et Rédempteur ». Car le cantique breton, à l’instar du grégorien, possède cette capacité irremplaçable de nous introduire dans le silence de la contemplation, de l’écoute et de l’adoration du Dieu vivant, pour reprendre les termes du Cardinal Sarah. Maintenant, faisons-le comprendre autour de nous, dans nos paroisses.
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Nous vous enjoignons à lire l’intégralité de la lettre en cliquant sur ce lien
[2] Le Frère Michel Meugniot avait eu l’idée de remplacer les anneaux de cuir qui fixaient les cordes par des clefs de violon, en bois du pays.
Recteur presque 40 ans dans la même paroisse, il a toujours été fidèle à l’Eglise catholique en maintenant une forte empreinte latine (grégorienne) et bretonne, associée à une belle qualité musicale ( la petite chorale fut souvent bien appréciée) et un ancrage puissant de romanité. Il fut de longues années parmi les 3 prêtres du diocèse à porter en permanence la soutane et c’est avec un réel plaisir qu’il constate aujourd’hui qu’il a de nombreux émules (cf. Famille Chrétienne n°2123). Nous sommes très reconnaissant de son enseignement et de son combat.
Quel bel hommage du cardinal Sarah à notre person karet ! Celui-ci est aujourd’hui fort affaibli mais n’a rien perdu de son piquant et de son amabilité surtout si on lui parle breton. Merci pour ce beau parallèle d’inculturation réussie en Bretagne et en Afrique grâce à l’abbaye de Keur Moussa.
Certains trouvent très tendance la musique africaine dans les églises et ne connaissent que l’aspect festif en méconnaissent l’aspect de la méditation et de l’intériorité. Merci votre Eminence de remettre les choses à leur place !
Et donc comme son nom n’est pas directement cité, je me dévoue: Doué ho béniget, Eutru Person Blanchard , vous qui déclariez dans un interview votre modeste fierté d’avoir sauvé le laridé de Pondi…
Magnifique écrit du cardinal Sara qui honore l’oeuvre de transmission de la foi de l’abbé Marcel Blanchard, notre recteur de Quistinic qui a formé des générations de catholiques fervents en maintenant des belles et profondes racines dans la tradition bretonne et grégorienne, que ce soit pour les cantiques (dont les paroles sont émouvantes de poésie et de foi simple) ou les danses avec le cercle de Bubry.
Il est encore possible de lui rendre une petite visite à la maison St Joachim de Ste Anne d’Auray; Peut-être ne vous reconnaîtra-t-il pas mais si vous entonnez quelques mesures d’un « D’hor Mamm Santez Anna », reprendra-t-il avec vous la suite du cantique!
Et si vous souhaitez participer à une veillée de Noël comme les organisait notre Person, venez à Quistinic le 24 décembre au soir, car notre actuel recteur, le père Bruno Bellec a su garder la tradition de cette belle veillée qui enflamme les coeurs grâce à notre organiste, Isabelle, formée par le père Blanchard et Véronique, chef de coeur également à même école. Merci au cardinal Sara de ce juste hommage.