Saints bretons à découvrir

[MEMOIRES DE KERANFOREST] Kergournadeac’h : Mouezioù va bro

Amzer-lenn / Temps de lecture : 14 min

Keranforest propose en exclusivité pour Ar Gedour une série en plusieurs épisodes, que nous vous invitons à découvrir chaque semaine.  Une série pleine de souvenirs racontés avec saveur et passion.

Reproduction non-autorisée – Tous droits réservés  Keranforest / Ar Gedour

Kergournadeac’h !… Ce nom !… S’il nous a fait rêver !… Kergournadeac’h ! Un nom impossible à prononcer, presqu’impossible à retenir. Pour nous, du moins, les enfants ! Kergournadeac’h… Un nom qui portait des senteurs de grand vent, accouru du large, et qui réveillait en nous le frissonnement des vieux hêtres aux feuilles rouillées, d’une avenue toute en creux et en bosses, au-dessus desquels des corneilles criardes se laissaient flotter, pareilles à des lambeaux de papier brûlé, en nous lançant comme un air de malheur. Kergournadeac’h !… Un nom, pourtant, qui contenait tant de paysages ! Qui portait quelque chose de grand, de noble et de terrible, qui sollicitait l’imaginaire et faisait germer des aventures dans nos têtes de six ou sept ans. Kergournadeac’h ! J’aimais l’entendre, ce nom, prononcé par les « vieux bolommes », qui venaient à Kermenguy, prendre leur « gortozenn », à la longue table , dans la grande cuisine pavée de granit , où se déroulait la liturgie des jours. Le « gortozenn », c’était une collation qui coupait la matinée de travaux et donnait aux hommes la force d’attendre la soupe du jour, vers midi.

Pour appeler les travailleurs, Aqui, notre tante, décrochait « la Corne », suspendue au manteau de la cheminée. C’était une vraie corne de vache, une belle corne qui avait pour nous quelque chose d’intimidant et de sauvage. Cette corne, au moyen d’un dispositif très simple, produisait un appel grave et mélancolique qui nous donnait presque des frissons. Nous aimions l’entendre se propager dans la cour, par-dessus les murs des deux jardins, plus loin que le vieux pigeonnier sous son lierre, au milieu du « Champ du Colombier » dit « Park ar Houldry », et plus loin encore, au delà de «  L’Allée de Saint-Jean », du côté de la chapelle de Quéran, toujours plus loin…La voix de la corne allait chercher les hommes en train de pousser la charrue, ou de semer le grain, ou de « tirer les patates » . Au bout d’ un certain temps, on voyait les hommes arriver, les uns après les autres, en faisant traîner un peu leurs sabots garnis de foin, qui rendaient sur les dalles de la cuisine , un bruit rude et rassurant qu’il m’arrive d’écouter encore…

Je les regardais, ces hommes, assis sur les bancs au bois lourd et blanchi par le temps. Ils ressemblaient aux paysans peints par les Frères Le Nain, au temps où La Bruyère rédigeait ses portraits pleins de réalisme et quelque peu forcés. Les « bonshommes » qui s’attablaient dans la cuisine à Kermenguy n’étaient pas des « pauvres » ; c’étaient des paysans honnêtes et laborieux, qui ne savaient pas tous écrire , mais qui possédaient plus de sagesse sous leurs casquettes lustrées par l’usage, que bien des gens qui croient savoir. Nous les aimions. Chacun par son nom. Ou plutôt , par son surnom, car tous ils en avaient un, dans la campagne où l’esprit est prompt à plaisanter les gens qu’on aime bien ; et aussi ceux que l’on aime moins ! Nous apprenions à connaître chacun, avec sa voix, son accent, et cette petite malice au coin des yeux, qui laissait comme des restes de rire, prêts à jaillir à propos d’un rien. Ces hommes, qui se qualifiaient de « journaliers », étaient attachés à la terre qu’ils cultivaient. Depuis des générations, leurs pères, leurs grands’pères, leurs aïeux , avaient « manœuvrés » ces « pièces de terre, tant chaudes que froides », que les parchemins à la nourrissante odeur énuméraient , à longueur de feuillets, d’inventaires et de baux.

Combien les noms de ces pièces me donnaient à imaginer ! Les terres, alors, n’étaient pas numérotées avec des chiffres qui ne vous disaient rien. Chaque « parcelle » avait reçu son nom ! Le plus petit pré pouvait s’appeler « Foennoc bihan », ce qui désignait un petit morceau de terre qui produisait du foin, ou bien « ar Magerez », c’est à dire, une terre qui fournit de quoi nourrir les gens, ou bien encore « Pond ar Bleiz », qui est « le Pont du Loup », en souvenir d’un événement…

loupUn soir d’automne, en revenant d’avoir été aider la jument d’un voisin à pouliner, Job-ar-Hezeg avait rencontré là, devant lui, les yeux phosphorescents, un loup !… Un énorme loup, debout sur la dalle d’ardoise qui enjambe le ruisseau tranquille , qui va son chemin gazouillant entre les herbes verdoyantes d’une prairie. Le loup avait dévisagé l’homme, qui le dévisageait, transi de peur. Puis, baissant la tête, le fauve avait fait demi-tour et s’était dissout dans la nuit qui baignait la campagne. « Pond-ar-Bleiz » !… C’était le nom qu’avait gardé une toute petite ferme, qu’habitaient ensemble Yves Rozec et Lise sa femme, avec leurs quatre enfants. Ils couchaient dans les lits-clos, alignés contre la muraille chaulée de blanc. L’horloge, entre un lit-clos et le vaisselier, de son lent balancier d’or, donnait les heures. Les heures tricotaient les jours , qui se succédaient sous le chaume de « Pond-ar-Bleiz ». La maison n’avait qu’une cheminée. C’était suffisant. Lise y rallumait le feu chaque matin, et , sur le trépied elle ajustait la grande « billig » en fonte noire, pour y tourner ses crêpes. Les crêpes de Lise ! J’ai encore dans les yeux et les oreilles le beurre qui grésillait sous la crêpe dorée , qu’avec la « patell » en buis, Lise retournait prestement, avant de la déposer sur un torchon de lin blanc, près des bols de « café-chicorée » , dont l’arôme emplissait délicieusement la pièce en clair-obscur…

Yves venait chaque jour travailler à Kermenguy. Chaque matin, il empruntait le « Pont du Loup » pour pénétrer dans le bois et marcher sous les grands arbres, dont il savait les noms, et se rendre dans les jardins.

Les jardins de Kermenguy étaient son domaine. Sa tâche, depuis qu’il avait été engagé par « la défunte Comtesse », consistait à prendre soin des deux jardins clos qui fournissaient toute l’année la maisonnée en légumes, fruits, fleurs et plantes médicinales. Yves tenait ses plates-bandes « au cordeau ». Il observait chaque poirier, chaque pommier, prunier et pêcher , comme on regarde une vieille connaissance, et il les soignait avec autant de tendresse qu’il en témoignait à son cheval et ses deux vaches. Yves était l’un de ces hommes que nous aimions retrouver dans la cuisine, attablés devant le bon morceau de lard salé, piqué d’une fourchette, et qui parlaient calmement, d’une voix un peu lente, qui s’animait parfois , ou même explosait en un grand rire, qui faisait rougir les femmes occupées au fourneau. Nous ne comprenions pas la langue bretonne , et ces mystères n’en faisaient pas le moindre charme. Je me promettais d’apprendre un jour cette vieille langue celtique, véritable clef pour entrer dans un univers si proche et pourtant étranger.

A l’écouter, dans la grande cuisine qui sentait si bon l’ajonc qui flambe, le pain et les légumes fraîchement apportés du potager, j’entrevoyais des contrées à explorer, des époques que j’aurais voulu connaître. Autant que les noms des pâtures et des champs, la musique de la langue déployait devant moi des scènes et des horizons qui m’invitaient toujours plus loin.

Il y avait, à Kermenguy et dans les alentours, des pages entières de l’Histoire qui s’offraient à nous. Kergournadeac’h en était une . Ce nom antique, on nous l’avait enseigné, signifiait en français : «  la demeure de l’homme qui ne prend pas la fuite ». Le mot, à lui seul, était toute une histoire. Or cet homme, qui ne s’enfuit pas, ce héros, nos tantes nous l’avaient appris, c’était un de nos ancêtres !…

Très lointain, presque effacé par le temps, certes, mais authentique. Cet ancêtre-là portait un nom insolite, très court, facile à retenir et facile à prononcer. Il s’appelait Nuz, tout simplement. On disait : « le chevalier Nuz », bien qu’il eût vécu fort longtemps avant les siècles de la chevalerie. Nuz était un habitant de Cléder. Il avait fait preuve d’un courage que ses contemporains n’avaient pas eu. Il s’était porté volontaire auprès du premier évêque de Léon, pour aller délivrer le pays d’un monstre abominable, qui disait-on ,« ravageait la contrée ». Les populations, décimées, n’en pouvaient plus. C’est alors que Paul Aurélianus, disciple du Vainqueur du Mal et de la Mort, c’est à dire du Fils de Dieu, ayant abordé sur une île qui porte depuis le nom de Ouessant, s’achemina vers un camp désolé, un « castellum », que les habitants avaient déserté, n’y laissant parmi les ronces et la broussaille, qu’un taureau dangereux, une laie et ses marcassins, quantité de mouches à miel et de nombreux serpents…Mais le pire de tous les serpents, c’était assurément le sinistre Dragon, que l’homme de Dieu se proposait d’anéantir. Pour ce faire, Paul Aurélien revêtit l’étole, signe du pouvoir conféré par le Christ à ses apôtres d’expulser les démons, ainsi qu’il le fit lui-même, dès le début de sa « vie publique ». Il est clair que derrière l’allégorie, c’était l’histoire de l’annonce de la Bonne Nouvelle sur le sol armoricain, par les premiers missionnaires que furent les hommes appelés depuis les « Pères Fondateurs » de la Bretagne. L’un des « Sept Saints de Bretagne » est Paul, connu comme Saint Pol, premier évêque du Léon. Aux Armoricains, esclaves de leurs querelles et de leurs passions, de leur brutalité et de leur violence, souvent adeptes de croyances dévoyées en des dieux imaginés, l’Evangile devait apporter l’espérance et la paix. Le Monstre qui détruit les personnes et ruine les familles allait être vaincu et, à sa place, le pardon, la charité, la bonne entente seraient inculqués aux indigènes, conquis par la vue de l’existence paisible et joyeuse de petites communautés de croyants, lesquels allaient laisser leurs noms à nos villes et nos villages. L’Armorique devenait la Bretagne, par l’intégration des nouveaux chrétiens débarquant des îles britanniques.

Tel est le sens que nous dévoilaient nos tantes, lorsqu’elles nous expliquaient un certain tableau qui provenait de Kergournadeac’h. Le matin, sortant le premier de nos chambres, je m’arrêtais sur le palier, avant de descendre l’escalier aux amples marches de bois ciré que le soleil nappait de bonheur.

Le tableau, formé de larges planches, illustrait la légende. Au milieu, saint Pol, l’étole à la main, venait la passer au col du monstre, lequel, surgissant d’une caverne obscure, vomissait les flammes dévorantes de la barbarie. Face à l’infernale créature, nous pouvions reconnaître notre héroïque ancêtre ! Nuz était agenouillé devant l’homme de Dieu et se mettait à son service. Que le personnage fût vêtu à la mode de Louis XIII, portant armure et perruque, ne semblait guère nous déranger. On nous disait que le peintre l’avait habillé ainsi afin de rendre l’histoire plus accessible aux gens de son époque. Le tableau était ancien. Il nous venait (d’après les tantes) du château dont les ruines drapées de lierre nous fascinaient tant ! Cette peinture était en somme l’unique pièce de l’héritage qui nous restât de…Kergournadeac’h ! Si le sang du valeureux Nuz coulait encore en nos veines, c’était en raison d’une alliance entre sa maison et celle de notre mère. En effet, une petite-fille du seigneur de Kergournadeac’h, Marie de Kerc’hoent-Coatanfao, avait reçu pour époux un seigneur du voisinage, Olivier de Kermenguy. Ceci n’était plus de la légende ; c’était l’Histoire, sculptée dans le granit de Cléder !…  L’un des quatre piliers de la galerie qui ouvre sur l’esplanade, porte les armes de Marie, « écartelées » de « l’échiqueté d’or et de gueules, qui est Kergournadeac’h » et des armes de Kerch’oent-Coatanfao, avec les mâcles et la fleur de lys.

La jeune Marie, outre sa dot, aurait ainsi apporté à Kermenguy la peinture qui lui rappelait l’histoire de ses aïeux. Pour nous, enfants, tout cela était bien loin. Cependant nos tantes nous rapportaient une tradition qui voulait que «  le grand’père du grand-père de leur grand’père » ait été «  danser au dernier bal masqué à Kergournadeac’h » !…Quel sujet à explorer ! Guy-Rolland, dont nous saluions tous les jours le portrait dans le salon, derrière le fauteuil de notre grand’père, aurait donc dansé sous les hauts plafonds d’une superbe salle, désormais à ciel ouvert ! Comme elle devait être magnifique, la demeure flanquée de ses quatre grosses tours, à « chemins de ronde «  et « mâchicoulis », coiffées de savantes charpentes dites « à l’impériale », elles-mêmes couronnées de campaniles ajourés, sommés de figures de cavaliers, chassant, la lance au poing, et qui faisaient office de girouettes. Les vents qui soufflaient du large , en direction des côtes de Cléder et de Plouescat, arrivant par-dessus les bois de Kermenguy et de Kergournadeac’h, faisaient virevolter ces gracieuses figurines en plomb, sous les nuages de toutes les saisons.

De ces splendeurs si intéressantes à imaginer, que restait-il ? Il nous restait quatre grosses planches, peintes de trois scènes. Outre celle du milieu, les deux autres représentaient la fâcheuse aventure advenue à un personnage de la mythologie, qui s’appelait Actéon , fils d’Apollon. Ce grand chasseur, attiré par de gracieuses personnes en « tenue d’Eve », occupées à s’éclabousser en jouant dans l’onde pure d’un ruisseau, s’était risqué à regarder leur nudité. Mal lui en avait pris ! Artémis l’avait aussitôt métamorphosé en…cerf ! Les chiens lancés à ses trousses allaient le déchirer sous leurs crocs. C’était bien cela que le peintre avait voulu rendre. Des générations après lui, et peut-être sous le règne du « roi-bourgeois », l’un de nos grands-pères, soucieux de ne pas offusquer des regards innocents, avait demandé à un peintre bienveillant, sinon talentueux, de voiler d’une légère dentelle les chairs de la furieuse déesse.

Nous regardions, intrigués , et peut-être incrédules, cette étonnante histoire. On distinguait, derrière Artémis, de frêles embarcations qui tressautaient sur des flots , qu’agitaient les soubresauts inquiétants de l’épouvantable dragon que Pol avait lancé dans les profondeurs de la mer. L’endroit, au large de l’île de Batz, a d’ailleurs conservé le nom de « Toul ar Zarp » (Le Trou du Serpent »). Depuis, assure la légende, les flots continuent à bouillonner, en souvenir de cette délivrance.

Ainsi , le tableau que je contemplais chaque matin dans le silence du bel escalier, aux balustres de chêne cirés par des générations, se mettait à me conter un pan de l’histoire du château ancestral… Sur le velours grenat du long coffre sur lequel le lourd panneau était posé, un ou deux chats se levaient paresseusement, et s’étiraient en baillant avec volupté , en me suivant d’un œil déçu, tandis que je descendais dans les rayons du soleil neuf.

Les chats n’avaient aucune idée de l’histoire qui se déployait dans mon esprit, lorsque je me remémorais le souvenir de nos grand’ tantes : « le grand-père était revenu du dernier bal à Kergournadeac’h, tout trempé par la pluie d’un orage effrayant qui avait fait trembler le pays…  »  Un autre souvenir, plus vague encore, évoquait un terrible incendie qui avait consommé les charpentes et provoqué la ruine de la fière demeure. Or, une autre version courait, celle-là singulière et tenace, qui attribuait la ruine à une certaine Pétronille Pinsonneau….Mais ceci est une autre histoire, qui viendra en son temps.

à suivre / da heuliañ

J’apprécie cette série : j’aide Ar Gedour

Source photo tableau « St Pol de Léon » : infobretagne.com

À propos du rédacteur Keranforest

Né en 1939 à Carantec. Agrégé d'anglais, essayiste, poète, romancier. Devenu prêtre, animateur du Tro Breizh, il a été longtemps chroniqueur au Télégramme de Brest. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de deux romans qui ont la Bretagne pour cadre.

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2 Commentaires

  1. Skrivet brav !
    Hag e brezhoneg, pegoulz ?
    Trugarez deoc’h.

  2. Bonjour,
    Impatient d’avoir des nouvelles de Pétronille Pinsonneau. Et curieux de savoir comment le tableau de Nuz a peu faire le trajet de Kergournadeac’h à Kermenguy. Au plaisir de vous lire….

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