Je reviens de trois semaines de périple en Afrique Centrale avec pour escales commodes les missions, les noviciats, les scolasticats des congrégations renaissantes, les évêchés… L’occasion m’était ainsi donnée de rouvrir un album de souvenirs quand, diplôme en poche, on me proposa tout de suite d’enseigner la philosophie sur les hauts-plateaux du Nord-Cameroun. Souvenirs bien lointains… Certes, les programmes d’histoire n’y rappelaient plus, depuis longtemps, que les tribus avaient eu les Gaulois pour ancêtres. Mais dans ma discipline, le programme était à peu de choses près identique à celui de la métropole. Enseignant sans expérience mais pas sans passion, j’avais cédé alors à la facilité de transmettre aux élèves que l’homme est corps et âme, être double comme le confirmait la tradition classique. Descartes ne l’avait-il pas démontré ? Et Malebranche et Leibniz ? Lycéens dociles, ils restituaient fidèlement dans leurs dissertations les vérités que je leur assénais.
Mais dans les échanges informels, hors du cadre scolaire, je pressentais qu’ils ne me croyaient qu’à mi-mots. Voire pas du tout car ils étaient imprégnés d’une anthropologie bien plus complexe. Pour ces jeunes gens triés sur le volet, appelés à composer l’élite de leur pays, l’homme africain était bien plutôt un muntu. C’est-à-dire selon ce mot de la tribu un être d’une vaste extension, comprenant les vivants et les morts, les ancêtres et les dieux…
J’appris à rester humble face à ce mystère car, au gré des ethnies, mes repères ne cessaient de s’affoler. Nouvel Œdipe, j’étais renvoyé à la question philosophique de base – Qu’est-ce que l’homme ? -. Pas moins de huit âmes différentes chez les Dogons du Mali, cinq principes – le corps, l’âme, le destin, l’ombre, le principe vital – chez les Yoruba du Nigéria, neuf composantes autonomes chez les Samo du Burkina-Faso à savoir le corps, le sang, l’ombre, le souffle, la chaleur, la vie, la pensée, le double, le destin… Et au final, Socrate à mon tour, je dus convenir que la seule chose dont j’étais sûr était que je ne savais plus rien, ignorant et penaud comme le missionnaire qu’évoque Mongo Béti dans Le Pauvre Christ de Bomba. Lorsqu’il se demande pourquoi les gens sont imperméables au christianisme en dépit de vingt ans de présence de la Mission, le cuisinier africain lui fait cette réponse : « Les premiers d’entre nous qui sont accourus à la religion, à votre religion, y sont venus comme à une école où ils acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos avions, de vos chemins de fer… le secret de votre mystère… Au lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l’âme, de la vie éternelle… Est-ce que vous imaginez qu’ils ne connaissaient pas tout cela avant, bien avant votre arrivée ? ».
Alors j’ai la faiblesse de croire que le secret du renouveau du christianisme en Occident pourrait bien se trouver dans ces contrées lointaines… Car j’ai vérifié qu’à l’inverse de nos mentalités techniciennes mutilées, on sait toujours là-bas que l’homme est bien plus qu’un corps et un psychisme…
J’ai appris des bretons qu’à l’image du Dieu trine l’homme est sarx, psuche et noos !…