Lu dans Le Monde (6/03/2016) : « Je ne serais pas arrivé là si…
… si je n’avais pas eu cette harpe celtique que mon père a construite sous mes yeux d’enfant et dont le son m’a emporté. Tout est parti de cette rencontre avec ce son magique qui fut comme une tornade, et a déclenché en moi une passion irrésistible pour tout ce qui représentait le monde celtique. Une passion à la limite du pathologique ! Je crois que je serais devenu fou si je n’avais trouvé des antidotes.
Vous faisiez vôtre le rêve de votre père…
Oui. Mais c’est lui qui a réalisé cet instrument mythique que le monde celtique associait toujours aux poètes. « On en a beaucoup parlé, eh bien faisons là ! », a-t-il décidé un jour en prenant les choses en main. Et lui qui n’était pas un professionnel, mais qui était habile de la tête et des mains, a réussi du premier coup ce qui aurait dû être le fruit de générations de luthiers. Il a fait un Stradivarius. J’en suis encore bouleversé.
Vous suiviez l’avancée de l’ouvrage ?
Comme un suspens ! Chaque soir après le dîner, mon père étalait ses outils sur la table de la salle à manger, et je regardais en silence. Cela a pris un an. Et le son de la première corde posée a marqué toute ma vie. J’avais 8 ans. J’ai alors attendu la deuxième corde. Puis la troisième. Et quand l’instrument a été terminé, j’ai réclamé un professeur. Personne, bien sûr, ne savait jouer de la harpe celtique. La tradition s’était perdue depuis des siècles en Bretagne où la musique se limitait au couple biniou-bombarde, avec le chant a cappella. J’ai donc eu un professeur de harpe classique.
Il allait de soi que la harpe de votre père vous était destinée ?
Non ! Il s’était fait la main en construisant un violon pour mon frère aîné et une guitare pour le deuxième. Mais la fameuse harpe celtique, il l’imaginait pour une fille. Il trouvait qu’à côté des bagadous, qui étaient faits pour les garçons, il manquait un instrument pour les filles. Un instrument harmonique.
Mais vous vous l’êtes appropriée.
Et comment ! J’ai appris la harpe classique enrichie d’arrangements que mon prof et mon père écrivaient pour l’instrument. Je suis devenu le cobaye d’une nouvelle méthode concoctée à base de musique classique et de musiques des différents pays celtes. Je pense que personne avant moi n’avait vécu cette immersion dans toutes les cultures celtiques car elle n’avait rien de naturel. Il aurait fallu avoir un parent écossais, un autre gallois, un Irlandais, un Cornouaillais et un Breton ! Or je l’ai instantanément ressentie comme une évidence. Et cette passion pour la musique celtique s’est étendue à l’histoire, la mythologie, la littérature, les langues. C’est tout un univers que j’embrassais. De quoi être schizophrène car j’allais aussi à l’école !
Vous étiez un Breton de Paris ?
Un Breton de la diaspora qui habitait Ménilmontant, mais nourrissait presque une haine pour sa ville et ne songeait qu’à la Bretagne. Je plongeais dans la bibliothèque de mon père, dénichais de vieux livres, parfois farfelus, qui expliquaient qu’on parlait breton au paradis terrestre. J’apprenais la langue et me fabriquais même un lexique interceltique que je révisais dans le métro. Je ne jouais pas beaucoup à la récré, je ne pensais plus qu’à ça, on me prenait pour un doux dingue.
Vous souvenez-vous de votre premier récital ?
J’avais 9 ans. C’était en 1953 à la Maison de la Bretagne à Paris. J’ai joué deux morceaux à l’issue d’une conférence donnée par mon père et mon prof. Et ce fut le coup d’envoi de la renaissance de la harpe celtique en Bretagne. J’ai continué à la cathédrale de Vannes (Morbihan), à l’Unesco. Et quatre ans plus tard, j’ai joué à l’Olympia en première partie de Line Renaud.
Ma cabane au Canada ! L’envie de devenir chanteur vous a-t-elle alors effleuré ?
Sûrement pas ! Je ne me sentais aucune proximité avec la variété. Pour moi, la modernité bretonne devait passer par une fusion celtique-classique, comme Bartok l’avait fait avec la musique hongroise ou Borodine avec la musique russe. En fait, je rêvais de symphoniques celtiques. Et puis voilà que le rock and roll est arrivé ! Formidable coïncidence ! J’étais ado, emballé, et j’ai tout de suite compris que ce qu’il fallait faire, c’était de fusionner la musique celtique et le rock. Cette musique américaine était beaucoup plus proche de la musique celtique que tout le reste ! Simplement, je pensais que d’autres s’en chargeraient, parce que je ne voyais pas ce que je ferais avec ma harpe dans le rock. Mais mon père a construit une harpe à cordes métalliques dont la sonorité se rapprochait des guitares à 12 cordes. Et tout est devenu possible !
Vous étiez pourtant timide.
Maladivement timide. Et pas fait pour la scène. D’ailleurs s’il s’était agi de ne défendre que mes créations, j’en aurais été incapable. Mais j’avais la sensation d’être en mission. La culture bretonne était en voie d’extinction, il fallait la sauver ! Ma harpe et toutes mes idées musicales m’en donnaient le potentiel. J’ai inclus des morceaux de folk américain dans mon répertoire. Bob Dylan, Joan Baez offraient une ouverture. Donovan introduisait du sitar indien dans le rock. On mâtinait le rock d’influences ethniques. Cela devenait passionnant. En juin 1968, je suis passé à Londres en première partie des Moody Blues. Et ça a explosé.
S’il fallait ne retenir qu’une date ?
28 février 1972. Le concert à l’Olympia. Fabuleux. La salle pleine à craquer. Une ambiance, une allégresse, une fierté comme l’Olympia n’en avait jamais connues. Il y avait déjà eu des chaises cassées pour des spectacles de Johnny Hallyday, mais là, le public se prenait par la main et dansait tout autour de la salle, continuant même sur le trottoir après le concert. Fini la honte d’être Breton ! Les Bretons faisaient la conquête de Paris, et sans armes ! Et en une nuit – car le concert était diffusé à 7 millions d’auditeurs de radio dans tout l’Hexagone – l’image de la musique bretonne était transformée. Et donc celle de la Bretagne. On devenait à la mode ! Mes parents étaient là, qui n’en croyaient pas leurs yeux. Tout ce qui se passe aujourd’hui, y compris le disque Bretagne de Nolwenn Leroy, vient de cette soirée-là.
Mais maintenant ? N’êtes-vous pas amer de voir que le soufflé est retombé et que la langue bretonne s’éteint doucement ?
Allons ! J’ai fait des tournées dans le monde entier et chanté en breton devant des foules américaines, britanniques ou australiennes. Pas sûr que d’autres chanteurs français en aient fait autant. Si ! Les Daft Punk. Mais ils chantent en anglais ! Il y a eu des avancées qu’on ne peut nier. Qui aurait imaginé dans les années 1960 les panneaux bilingues annonçant le nom des villes bretonnes ? Le drapeau breton dans la plupart des mairies ? Des assemblées régionales dans un pays si jacobin ? La coupe est donc à moitié pleine… Mais je regrette que la France soit loin du standard européen concernant les cultures minoritaires. Son sentiment de supériorité et son mépris du bilinguisme sont effarants. Comme si on sauvait une langue en en écrasant une autre ! Un bretonnant doit être l’égal d’un francophone. Cela fait partie des droits humains. Or c’est un parcours du combattant pour des parents de pouvoir éduquer leurs enfants en breton. La langue corse est beaucoup mieux protégée. Les plus violents obtiennent davantage… Ce n’est pas normal.
Vos deux fils partagent vote intérêt ?
Oui, nous dialoguons très naturellement en breton.
Propos recueillis par Annick Cojean