Auguste Brizeux (1803-1858) écrivait le poème ci-dessous, sous le titre « aux prêtres de Bretagne », supplique d’un certain âge au clergé breton, si brûlante d’actualité, dans laquelle le poète pointait du doigt l’abandon d’une pastorale enracinée… Evêques, prêtres, diacres, laïcs engagés… et simples paroissiens : puissions-nous entendre ce cri qui résonne encore aujourd’hui. Puissions-nous nous souvenir que la vie chrétienne doit être, comme nous dit le décret Ad Gentes (III, 22), « ajustée au génie et au caractère de chaque culture, les traditions particulières avec les qualités propres, éclairées de la lumière de l’Evangile, de chaque famille des peuples, [étant] assumées dans l’unité catholique ». (E.C)
I
Des hommes éloignés du sol de leurs ancêtres,
Par force, par devoir, ou par un vague ennui,
A vous, chefs du troupeau, nos évêques, nos prêtres,
Ces Bretons inquiets écrivent aujourd’hui.
II
Est-il vrai ? Dans les bourgs et les plus humbles trèves
Les écoles d’enfants surgissent par milliers,
Tant que le bruit des flots murmurant sur les grèves
Ne pourrait plus couvrir la voix des écoliers.
III
Bien ! Il faut que la terre où toute vie abonde
Reçoive et rende un jour la semence des blés,
Et que l’esprit de l’homme, autre terrain, féconde
Les germes immortels en lui-même assemblés.
IV
Mais, prêtres, est-il vrai ? Dans ces classes sans nombre
Notre langage, à nous, ne résonne jamais ;
Nos vieux saints ont pleuré dans leur chapelle sombre :
« Las ! dit Hoel, les fils des guerriers que j’aimais ! »
V
Donc, à notre retour, du milieu de la lande
Le joyeux halliké ne s’élèvera plus,
Les pâtres traîneront quelque chanson normande,
Et nous serons pour eux comme des inconnus.
VI
Oh ! L’ardent rossignol, le linot, la mésange
Pour louer le Seigneur n’ont pas la même voix :
Dans la création tout s’unit, mais tout change,
Et la variété, c’est une de ses lois.
VII
Tzar impie et stupide ! Au front de tous les Slaves
Il veut aussi poser un signe universel,
Et sa main couperait la langue des esclaves
Fidèle à l’idiome inspiré par le ciel.
VIII
Le dur niveau partout ! — O prêtres d’Armorique,
Si calmes, mais si forts sous vos surplis de lin,
Anne laissa tomber le joug sur la Celtique :
Sauvez du moins, sauvez la harpe de Merlin !
IX
Par-delà le détroit, chez nos frères de Galles,
On n’a point oublié la bannière d’azur ;
Le barde vénéré siège encor dans les salles
Et des livres fervents prônent le grand Arthur !
X
Prêtres, je vous le dis : vous, nos maîtres, nos sages,
Refroidissant les coeurs par trop d’austérités,
Vous avez aboli les antiques usages,
Et le peuple ennuyé rêve les nouveautés.
XI
Devant vous les lutteurs se sauvent de Cornouailles,
Vous coupez les cheveux des jeunes gens de Skaer,
Et, pasteurs des esprits, vous n’avez pour vos ouailles
Qu’un breton incorrect et d’un mélange amer.
XII
Niveleurs imprudents ! la vieille langue éteinte,
Tous les vices nouveaux chez vous arriveront,
Et si vous élevez sur l’autel la croix sainte,
Nul au pied de la croix n’inclinera son front.
XIII
Dieu vous donna le soin de la vivante chaîne,
Il en est temps, soudez ses mystiques anneaux ;
Affermissez le roc où doit grandir le chêne ;
Entretenez la digue où s’amassent les eaux. —
XIV
Et toi dont le premier j’ai chanté les bruyères,
Qui vivras dans mes vers avec tes chastes moeurs,
Pardonne-moi, Bretagne, et pardonne à mes frères
Si nous jetons de loin ces sinistres clameurs !
XV
Tout amour est craintif ! Puis, une telle crise
Semble bouleverser tes flancs près de s’ouvrir !…
Mais, fidèle à toi-même et gardant ta devise,
Bretagne, tu diras encor : « Plutôt mourir ! «
A. BRIZEUX.
Source : DASKOR