Depuis deux décennies a été mis en pratique dans le Finistère l’ usage de deux panneaux indicateurs pour les noms de commune. Cette signalisation mixte est dite « bilingue français-breton », bien que le bilinguisme réel n’ existe que pour un nombre réduit de communes :
INVENTAIRE
DENOMINATION REELLEMENT BILINGUE
Audierne/Gwaien
Bourg-Blanc/Ar Vourc’h-Wenn
Les deux Cloître-/ Ar c’hlo(a)str-
Le Conquet / Konl-Leon
Les deux Ergué /
L’ Hopital-Camfrout / An Ospital
La Feuillée / Ar Fouliez
La Martyre / Merzher-Salaün
Morlaix / Montroules
Plounevezel / Pont-ar-Welenn
Pont-Croix / Pont-Hekroas
Pont de Buis / Pont-n-Abad
Pont l’ Abbé / Pont-ar-Veusen
Port-Launay / Meil-ar-Wern
La Roche-Maurice / Roc’h-Morvan
St-Eloi / Sant-Alar
St-Jean du Doigt / Sant-Iann-ar-Bes
St-Jean-Trolimon / Sant-Iann
St-Martin-desChamps /Sant Martin
St-Méen / San-Neven
St-Sauveur/ An Dre Nevez
St-Pol-de-Léon / Kastel-Pawl
St-Renan / Lokronan-Leon
St-Urbain / Lannurvan
Ste-Sève / Sant Sew
NOMS BRETONS TRANSCRITS VAILLE QUE VAILLE
La quasi-totalité des autres noms sont des noms bretons francisés graphiquement à des degrés divers. On se trouve donc devant de doubles panneaux comportant la même indication sous deux formes, dont l’ une, la « bretonne », devrait être supposée la forme correcte.
Telle qu’ elle est, la nomenclature mixte entend répondre à une revendication certaine de la part de bretonnants, mais il serait hasardeux d’avancer que le résultat soit satisfaisant. A voir des jeux de deux panneaux portant respectivement BODILIS / BODILIZ, BRELES / BRELEZ, DAOULAS / DAOULAZ, LANNILIS / LANNILIZ, les visiteurs ne peuvent que se demander à quel jeu puéril jouent les Bretons.
Des panneaux tels que GUISSENY / GWISENI, QUIMPER / KEMPER ne sont guère moins insolites, et il est de fait que nul ne conteste que la raison voudrait qu’ il n’ existe qu’ un seul panneau, qui satisfasse à la fois un graphie correcte du nom breton et la nécessité d’ une standardisation officielle.
LA VARIETE GRAPHIQUE DES TOPONYMES
Au préalable il serait bon de se souvenir qu’en français comme dans bien d’autres langues européennes les normes orthographiques ne s’appliquent pas aux noms de personnes et aux noms de lieux. On trouve Châtel à côté de Chastel, Calk et Kalk etc. Question : en quoi Karanteg est-il plus breton que Carantec ? Une graphie archaïque n’est pas une graphie étrangère. Remplacer un Y par un I dans Pleyben vaut-il plusieurs panneaux indicateurs ? Le principe d’une graphie rigide n’est pas raisonnable et cela devrait être d’autant plus évident et admis que même les activistes de la graphie 1941 n’ont pas osé chercher à imposer Landernev, Plougernev et Landeviziav.
De façon objective et scientifique on devra travailler à deux niveaux : l »un enregistrant les noms sous une graphie de référence, à base d »étymologie et de phonétique historique, et l’autre pragmatique, répondant à la fois aux exigences de la langue et aux contingences locales et générales.
ECUEILS ET REPERES
Cet objectif rationnel se heurte à deux difficultés : la rigidité de la règlementation française sur la nomenclature des communes, et, du côté breton, l’existence de plusieurs systèmes graphiques dont les partisans respectifs sont inégalement éclairés et inégalement obstinés. Néanmoins, si l’ on ne veut pas perpétuer une situation absurde et ridicule, il est impératif d’ éclaircir le problème.
Il nous parait donc qu’ il est temps, avec l’ expérience de plusieurs décennies, d’apporter à la question une attention scientifiquement motivée.
Puisqu’il y a des divergences à prendre en compte, tenant aux vicissitudes des manières de représenter les sons de la langue bretonne au cours des siècles, la méthode la plus claire consiste à se référer à la prononciation du vieux-breton, avant que naissent des graphies dialectales et obérées par les évolutions phonétiques romanes (dites abusivement « du vieux-français »).
2. ANALYSES
2.CONSONNES SIFFLANTES ET SPIRANTES DENTALES
S du vieux-breton se trouve écrit -S dans la forme officielle :
S.1.1.-en finale, dans Bodilis, Breles, Brennilis, Daoulas (x3), Lannilis, , St-Servais, St-Thois, soit 9 fois.
S.1.2. I l se trouve écrit -Z, dans Douarnenez, Kerlaz, Treflez, Trégourez, soit 5 fois.
S.2.1.-en position interne consonantique, dans Guissény, Mespaul, , Roscanvel, Roscoff, Rosnoën, Rosporden, soit 6 fois.
S.2.2. -en position interne vcalique dans Plouégat-Moysan, soit 1 fois
S.2.3. Il se trouve écrit – Z- dans Bolazec, Gourlizon, Milizac, Pouldreuzic, St-Goazec, Tremaouezan, soit 6 fois.
C’est à dire que la consonne d’ origine, S, est maintenue dans 16 cas, et est remplacée par Z dans 11 cas
D du vieux-breton (écrit Z en moyen-breton), se trouve écrit dans la forme officielle :
D.1.1.-en finale, dans Plonevez, Plounevez, Plouneour-Menez, Treflevenez, soit 4 fois.
D.2.1 -en position interne, il est écrit Z dans Beuzec, Ploudalmézeau, Plouezoc’h, Plounevezel, Plouzevede, Plozevet, Saint-Evarzec, Trezilidé, soit 8 fois.
D.2.2 Il se trouve transcrit S dans Gouesnou et Plougasnou, soit 2 fois.
C’est à dire que la consonne écrite en moyen-breton est maintenue dans 12 cas, et remplacée par S dans 2 cas (où d’ ailleurs elle se trouve muette).
TH du vieux-breton (écrit TZ ou Z en moyen-breton) se trouve écrit Z dans la forme officielle :
TH.1.1 -en finale, TZ dans Batz, > 1 fois.
TH.1.2 écrit Z dans Laz, Plouneour-Trez, soit 2 fois
TH. 1.3 Il est transcrit S dans Bohars, Brasparts, les deux Clohars, Porspoder, soit 5 fois (où le moyen-breton écrivait le plus souvent -tz).
TH.2 .-en position interne, il est écrit Z dans: Arzano, Crozon, Landrevarzec, Plouarzel, Sizun, soit 5 fois.
C’est à dire que la consonne Z écrite en moyen-breton est conservée dans 8 cas, et remplacée par S dans 5 cas.
Au total les graphies du moyen-breton sont maintenues dans 17 + 12 + 8 = 37 cas, et modifiées dans 18 cas.
3. LES « L » ET LES « N » MOUILLES
Au contact d’ un « yod » (ou « i- consonne ») les L et les N deviennent « palatalisés ». Nous avons ainsi les noms de Meliaw, Teliaw, Iuniaw : le suffixe -iaw ajouté à Mel- donne Meliaw, d’ où le nom de Guimiliau (graphie du moyen-breton).
De la même manière, en vieux-breton, Ermel- + -iac a donné Ermeliac, devenu aujourd’ hui Irviliag (ou Irvilieg) en breton
. Cependant, en français, jusqu’au 18ème siècle, -ill- avait la valeur d’ un L mouillé, /ly/, et on a donc écrit « à la française » Irvillac, si bien qu’ à présent la prononciation française du nom est Irviyac.
Il en est de même pour La Feuillée, nom qui provient du latin Foliata, et dont le nom breton du 12ème siècle fut *An Folied . Ici le nom a été traduit en français moderne.
Un L mouillé se trouve aussi dans le nom breton de Port-Launay : Meil-ar-Wern « le moulin de l’ aulnaie ».
Les N mouillés ont été écrits, à la manière française, -GN- (en français, les instituteurs ont bien du mal à enseigner une différence entre panier et « pagner », entre Besnier et baigner). C’ est ainsi que notre Iuniaw a donné Plouigneau, au lieu de *Plouiniau.
Le cas de Brignogan est moins clair, car il s’ agit de *Brenn-Riogan, « colline de Riogan », avec disparition d’ un -R-, d’ où *Brenn-iogan.
Le nom de Skriniac, anciennement écrit Scruiniac, est un dérivé en -iac de run « coteau », précédé du préfixe intensif s- (présent aussi dans Scaër), décrivant donc le relief de la paroisse. Le GN français n’ apparait dans ce nom qu’ à la fin du 14ème siècle.
4. LA CONSONNE -W
W.1 EN FINALE
La « semi-consonne » [ w ] du vieux-breton y apparaissait sous la forme d’ un -u (Teliau, pour Teliaw). On avait donc en finale des diphtongues -aw, -ew, -iw, -ow, , écrites -au,- eu,-iu, -ou.
-au se trouve dans Guimiliau, Landivisiau, mais aussi dans Landeleau et dans Plouigneau, où le -e- représentait un -i- consonne et où la prononciation bretonne moderne a réduit la diphtongue à un -o. (Dans Landeleau il y eu métathèse *Landeliaw >*Landeilaw, puis dépalatalisation en *Landelaw).
-eu du moyen-breton (=[ew]) a été dès le moyen-âge écrit de façons diverses, -eou, -eau, etc., sous l’ influence des flottements des prononciations romanes (français, normand, gallo). On le trouve dans Concarneau, Landerneau, Lanhouarneau, où le breton local moderne prononce -é.
-ou du moyen-breton (=[ow]) se trouve dans Gouesnou, Le Ponthou, Le Tréhou, Le Trévoux (grave cacographie), Plougasnou. mais aussi dans Arzano (*Arthnow), et Le Faou. Dans ce dernier cas la graphie officielle Faou veut représenter la prononciation bretonne Ar Fow, alors que la prononciation française provient de la lecture française moderne de la graphie bretonne ancienne Fou.
W.2. W A L’ INTERIEUR DES MOTS.
Le [ w ] interne du vieux-breton (écrit u), entre voyelles, ou suivant n, r, l était aussi écrit U en moyen-breton et s’ est trouvé écrit V au moment où le français a commencé à différencier U de V.. Ainsi Goulven, Henvic, Kerneve, Landiviziau, Melgven ont acquis un V pour un W étymologique.
5. LE DIGRAPHE CH
Le signe double CH représentait en vieux-breton la spirante vélaire sourde [x]. En moyen-breton il a toujours cette valeur pour les mots transmis du vieux-breton, mais dans les mots d’ origine romane il représente l’ affriquée « post alvéolaire », autrement dit le -ch- du français. Pour distinguer les deux valeurs on a au 17ème siècle ajouté sur le C un accent, qui s’ est ensuite transformé en une apostrophe entre le C et le H. Souvent la CH « breton » a été remplacé par un H.
Les noms de communes du Finistère comportant la spirante vélaire sont :
Bohars Bocharth (<*Bodgharth)
Botsorhel Botsorchel
Gouesnach Goueznach
Guilligomarch
La Roche-Maurice – (Ar) Roc’h-Morvan
Leuhan Leuchan
Penmarch Penmarch
Plouezoch Plouhezoch
Rosnoên Rosloc’han
Tourch Tourch
A Plouezoch certains ont inséré une apostrophe, et il y a controverse sur l’ officialité de l’ une ou l’ autre forme.
6. LES NOMS FAMILIERS.
Un certain nombre de communes sont connues en breton sous des noms familiers, « initiatiques » ou « sténophoniques »
C’ est le cas de :
Graph. Réf.
Botmeur (Boneur) Bodmeur
Crozon (Kraon) Krawthon
Fouesnant ( Fouenn) Fouenant
Locronan (Lokorn) Lokronan
Plobannalec (Pornaleg) Prth-an-Haleg
Plomelin (Ploveil) Ploverin
Plomeur (Pleur) Ploveur
Plouhinec (Ploeneg) Ploezineg
Ploumoguer (Plonger) Plouvoger
Plounevezel (Ponvel)+ Pont-ar-Welen
Pluguffan (Pluguen) Pluguvan
Primelin (Preveill)+ Prevelin
Spezet (Speied) Spezed
Telgruc (Terrug) Telchrug
Treffiagat (Triagad) Treriagad
Ces formes familières sont d’ usage local et en général peu connues en dehors du voisinage. Elles ont cependant acquis une sorte de code, de « mot de passe » pour être admis comme « gens du cru », participant à un niveau de culture intime.
Mais si la langue bretonne devient institutionnelle et est le fait de toute la communauté du pays, le mot de passe doit s’expliciter, et son sens est un élément du patrimoine du peuple breton. La forme graphique dot répondre à cette exigence et s’appuyer pour cela sur l’étymologie . Les graphies de référence sont une indication en ce sens.
Il est, par exemple, impensable de ne pas rétablir correctement et pleinement le nom de Trerïagad, alors que Saint Riagat est un personnage connu du 5ème siècle et est même le plus ancien évêque breton historiquement attesté.
7. ERREURS D’ INTERPRETATION
Plusieurs noms ont été mal interprétés et déformés :
Le Guilvinec est Ar Gellveineg « la pierraie de rocs » (=Les Etocs) ;
Eskibien esr Enes-Kevien « Ile Covienne » (de saint Cov) ;
Locunole est Lokunoled (de Iunworet) ;
Pencran est un compsé ancien Penc’hrann et non Penn-ar-C’hrann.
Pour Plounevezel, « Ponvel » représente Pont-ar-Welenn, du nom de la Gwelenn, affluent de l’ Hïer.
On peut se demander si, pour Plobannaleg, Pornaleg là où l’ on attend Plovanaleg, ne représente pas une autre signification (Porth ën Haleg « cour des saules » ?).
La cohérence demande aussi que les noms composés en Pont- et Port- soient écrits comme Pont-Aven, Pont-ar-Veusenn, Porz-Genn, avec trait d’union . Donc Pont-Hekroas, Porz-Poder..
SOUPLESSE GRAPHIQUE
Tout bien considéré, il convient de se demander si l’ application intégrale d’un système graphique est compatible avec l’ exigence de diversité culturelle, aussi bien qu’avec ’objectif pratique d’ avoir le moins possible de panneaux doubles. Est-il possible, dans la pratique, de remplacer Landerneau par Landernew ? La dualité Landerne / Landerneau a acquis assez de notoriété pour justifier une sorte de bilinguisme, au moins temporaire. Le respect des noms de saints Gwennolé, Gwiziaw serait assuré par la graphie interdialectale dans Landewenneg, Landiwiziaw, mais l’exception localiste justifie l’ usage du -V- intervocalique en Léon. Dans ce dernier nom le -W final gênerait les francisants, mais un moyen terme est à portée de main en étendant la convention qui remplace le -OW final par -Où. Ecrire Landiviziaù épargnerait un panneau, là comme à Gwimiliaù et à Plouiniaù. La rigidité graphique s’ applique mal aux noms de lieux. Il est fort satisfaisant que l’ on aie un Plougastell au nord, un Plogastell au sud et un Plégastell à l’ est.
CONCLUSIONS
L’ analyse des cas d’ espèces a montré qu’une révision des noms bretons « panellisés » s’impose. Cela en s’efforçant d’éviter les doubles panneaux. On a évoqué des solutions aux problèmes rencontrés.
Au départ il faut poser que les noms bretons doivent être représentés en une graphie en accord avec la structure et l’ évolution de la langue, et non au petit bonheur d’ approximations dans un système graphique allogène.
La tradition fournit des indications qui appuient les données linguistiques.
Une application cohérente des données linguistiques associée à une souplesse raisonnée devrait donner de bons arguments pour faire officialiser des noms bretons corrects satisfaisant à la tradition linguistique bretonne.
* Ouvrages de l’auteur :
- L’origine géographique des Bretons armoricains. Série Etudes et recherches de Dalc’homp Soñj
- Ecrire le gallo : précis d’orthographe britto-romane
- Petite histoire linguistique de la Bretagne
- Introduction à la connaissance du gallo
- Liste des communes galaises du département des Côtes-d’Armor (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
- Liste des communes du département de l’Ille-et-Vilaine (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
- Liste des communes du département de Loire-de-Bretagne (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
- Liste des communes galaises du département du Morbihan (avec la coll.de Jean-Luc Ramel)
- La Naissance des nations brittoniques – de 367 à 410 –, Ploudalmézeau : Editions Label LN, 2009
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Source photo : Ouest-France (photo 1) – Observatoire economique de la Cornouaille (photo 2).