La Toussaint, le 1ᵉʳ novembre, n’est pas une simple parenthèse pieuse ni un inventaire de héros. C’est la fête de la communion des saints, c’est-à-dire la conviction que Dieu a déjà conduit des hommes et des femmes jusqu’à la plénitude de l’amour, et qu’ils nous précèdent comme des compagnons et des exemples à travers le temps. Le 2 novembre, l’Église confie à Dieu tous les fidèles défunts : la prière s’élargit à ceux qui cheminent encore vers la lumière. Entre ces deux jours, une même respiration traverse l’Évangile : les Béatitudes ne décrivent pas un idéal inaccessible, elles indiquent un sentier praticable. La Toussaint nous apprend à y marcher.
En Bretagne, cette marche prend un accent humble et intérieur. Elle demande des pas réguliers, parfois sur des chemins de grève, le plus souvent dans la vie ordinaire. « Marcher à la suite de nos saints » signifie accueillir leur manière d’aimer et de croire pour laisser l’Esprit façonner la nôtre. De Efflam à Briec, de Malo à Corentin, de Françoise d’Amboise à Jenovefa, d’Edern à Envel, une même cohérence se dessine : Dieu ne duplique pas les existences, il les personnalise. Chacun de ces témoins marque une étape de notre propre itinéraire.
Suivre Efflam apprend la disponibilité. La tradition le connaît jeune, priant au bord de la mer, libre de s’arracher à lui-même pour accueillir ce qui vient. Marcher « d’Efflam à Yves Hélouri de Kermartin », c’est passer du cœur recueilli à la charité organisée, de la prière qui écoute à l’Église qui bâtit. Dans la vie spirituelle, ces deux mouvements ne s’opposent pas : le silence ouvre la porte au service, et le service reconduit au silence. Marthe et Marie. La Toussaint nous réconcilie avec cette alternance féconde.
Aller « de Malo à Corentin » nous exerce au même réalisme. Malo, évangélisateur des côtes, rappelle l’audace de sortir, de risquer la parole juste au milieu des vents contraires. Corentin, solitaire devenu évêque, enseigne la fidélité patiente à une terre et à un peuple. La sainteté n’est ni agitation ni immobilisme : c’est une disponibilité à l’envoi, puis une stabilité dans l’offrande. Certains jours l’Esprit Saint pousse vers le large ; d’autres jours, il appelle à jeter l’ancre et à durer. La Toussaint nous apprend à discerner l’heure de la traversée et l’heure de l’attente, sans culpabiliser l’une par l’autre.
Cheminer « de Françoise d’Amboise à Jenovefa » éclaire encore ce dynamisme. Duchesse devenue carmélite, Françoise d’Amboise laisse la puissance se convertir en intercession. Son choix dit que la fécondité chrétienne ne se mesure pas d’abord à l’efficacité visible, mais à la profondeur d’une vie livrée. Jenovefa – Geneviève – veille sur une cité par la prière, le courage et l’intelligence du temps ; elle demeure au cœur du monde sans perdre le cœur de Dieu. Entre le cloître et la ville, ce n’est pas un tiraillement, c’est une circulation : la contemplation irrigue l’action, l’action renvoie à la source. Fêter la Toussaint, c’est consentir à cette circulation dans notre propre vocation : garder un coin d’oraison au milieu des responsabilités, et porter le monde dans le secret de la prière.
Enfin, avancer « d’Edern à Envel » nous ramène à l’essentiel. Ces figures discrètes enseignent l’art de la pauvreté intérieure : alléger l’âme, renoncer au superflu, faire place à Dieu. Leur silence n’est pas retrait amer ; il devient hospitalité, une chambre offerte à Celui qui passe. À la Toussaint, l’Église nous invite à cette sobriété lumineuse : reconnaître ce qui encombre, déposer ce qui nous ferme, recevoir la paix qui ne fait pas de bruit. La sainteté n’est pas spectaculaire, elle est stable ; elle ne cherche pas à se voir, elle cherche à aimer.
Ainsi compris, le 1ᵉʳ novembre n’est pas la vitrine d’un passé révolu mais l’actualité d’un appel. Les saints ne constituent pas un musée mais ils forment un peuple vivant dont nous faisons partie par la grâce reçue au baptême. Ainsi, leur intercession n’est pas un détour ; elle est la respiration d’un même Corps. Les nommer – Efflam et Briec, Malo et Corentin, Françoise d’Amboise et Jenovefa, Yves de Kermartin et Julien Maunoir, Edern et Envel – c’est redire que Dieu sait parler tous les dialectes de nos vies : la jeunesse ardente et l’âge mûr, l’élan qui part et la fidélité qui demeure, le retrait qui prie et l’engagement qui construit. Leur diversité n’abolit pas l’unité ; elle la rend crédible.
Concrètement, marcher à leur suite commence souvent par peu de choses : accueillir la Parole du jour et laisser une béatitude éclairer une relation ; entrer dans une église de granit pour un moment de silence qui ne « sert » à rien ; confier un prénom au Seigneur avec une confiance d’enfant ; offrir un geste de miséricorde sans témoin ; recevoir le pardon et le Pain de Vie qui refont le cœur et l’âme. Le 2 novembre inscrit ce chemin dans la durée en nous tournant vers nos défunts : la prière de l’Église dit avec simplicité que l’amour ne s’arrête pas au seuil de la mort. Visiter une tombe, allumer une bougie, c’est faire profession d’espérance, non cultiver la tristesse.
Si la Bretagne laisse parfois au visage de la foi un grain de sel, c’est pour rappeler que la sainteté tient dans la chair des jours. Le vent du large apprend la patience, la pierre la persévérance, la lumière changeante la disponibilité. La Toussaint nous ancre dans ce réalisme spirituel : Dieu travaille nos vies à petite vitesse, comme la mer polit les galets. Il ne s’agit pas d’imiter servilement Efflam, Briec, Malo, Corentin, Françoise d’Amboise, Jenovefa, Edern ou Envel ; il s’agit de recevoir, de chacun, une tonalité qui accordera notre propre existence à l’Évangile.
Au fond, la Toussaint n’ajoute rien d’extravagant : elle remet en marche. Elle nous place derrière ceux qui ont laissé Dieu gagner en eux, et elle nous assure que ce chemin est possible ici et maintenant, dans la saison qui est la nôtre. Que ces jours de novembre, entre communion et mémoire, nous trouvent en route : pauvres de nous-mêmes, riches de confiance, décidés à faire de chaque pas un consentement à la grâce. C’est ainsi que l’on célèbre tous les saints : en avançant, simplement, à leur suite. En prenant notre curragh à deux mains ?
Gouel an Hollsent laouen deoc’h !
Ar Gedour Actualité spirituelle et culturelle de Bretagne

