Quelles sont ces paroles que vous échangez entre vous, comme des projectiles, tout en suivant votre route d’un air si sérieux ? (Lc 24, 17)
Où en sommes-nous ?
Cet article faisant suite à deux articles précédents (cliquez ici pour les retrouver), reprenons d’abord notre problématique : nous ne croyons pas grâce au tombeau vide, nous croyons les témoins de la Résurrection. Ces témoins sont-ils fiables selon nos critères historiques actuels, ou bien la science historique a-t-elle permis d’y déceler un mythe, une illusion, un sentiment subjectif uniquement, ou quelque chose démontrant un côté irrecevable chez ceux que l’on dit témoins de la Résurrection ? Avec Jacques Perret, nous avons parcouru l’itinéraire rigoureux et méticuleux d’un historien. Cette enquête aboutit à accorder une crédibilité solide selon nos catégories modernes de penser, aux textes des évangiles et aux témoins, quand bien même le contenu du récit nous semble vraiment hors de notre univers habituel.
Une analyse d’un texte d’apparition
Avec le journaliste italien Vittorio Messori, auteur du livre Ils disent « Il est ressuscité » enquête sur le tombeau vide nous procédons à présent à l’analyse de l’apparition de Jésus aux disciples d’Emmaüs le soir de Pâques (Lc 24, 13-35). Il ne s’agit pas d’un « bonus », mais d’une vérification. Un nouvel obstacle se dresse : selon des analyses littéraires, la proclamation de la Résurrection serait en fait une sorte de genre (littéraire donc) ou une fiction, pour rendre compte ou faire comprendre que Jésus est vivant mais intérieurement. Jésus est vivant parce que ces personnes l’auraient comme ressenti intérieurement, ou en auraient été convaincues quelle qu’en soit l’expérience. Monsieur Perret a déjà répondu à cette question : la Résurrection telle qu’elle est annoncée sort du cadre de pensée de l’époque, et de toutes les époques ajoutons-nous. Mais les textes conduiraient-ils vraiment à affirmer qu’en fait de Résurrection, il ne faudrait entendre qu’une Résurrection intérieure ?
Les disciples d’Emmaüs
De son côté, le journaliste italien – au passage il nous précise que Jacques Perret fut titulaire prestigieux d’histoire romaine antique à l’Université de Paris – répond négativement sans l’ombre d’une hésitation. Parmi les récits des apparitions, il sélectionne les disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35). L’Evangile des disciples d’Emmaüs prouve de façon décisive que les disciples ne pouvaient pas attendre une résurrection, ni même avoir un sentiment de présence de Jésus, en raison de leur abattement total. Et en effet, saint Luc nous fait pénétrer dans l’intime des cœurs de deux disciples : ils rentrent chez eux, ou du moins partent de Jérusalem, car tout est fini, et bien fini. Ils savent pourtant que le tombeau a été trouvé vide et par les femmes, et par deux des leurs. Ils ne sont apparemment pas même effleurés par un sentiment de curiosité normalement éveillé par ce fait inattendu. La raison en est bien simple : de toute façon, cela ne change rien. Jésus est mort, bien mort ; il n’y a strictement plus rien à attendre. C’est ce que nous dit le récit. D’un point de vue historique cependant, qu’en penser ? Lui accordera t-on une créance totale ? Vittorio Messori répond oui sans hésiter, et le prouve.
Un ensemble cohérent
Comme souvent en la matière, on tend à occulter la cohérence générale d’un texte en exhaussant ses différences. Le journaliste italien n’a aucune peine à souligner ce qui saute aux yeux de tout lecteur un tant soit peu attentif : une date précise (le jour suivant le Sabbat), un lieu (la route de Jérusalem à Emmaüs) et la distance (60 stades, représentant un peu plus de 10 kms), des personnages (deux : un certain Cléophas et son compagnon anonyme), ce que Messori dénomme l’atmosphère vraie de l’orient désignant par là notamment l’insistance pour retenir Jésus (en grec ce serait : ils le contraignirent [à rester]), trait caractéristique et toujours actuel de la région, le nom Cléophas était courant à cette époque, enfin certains des termes du dialogue entre les compagnons et Jésus, et davantage encore le ton du dialogue, semblent témoigner de souvenirs précis. (p.236).
C’est ici que se justifie la phrase mise en exergue de cet article : Quelles sont ces paroles que vous échangez entre vous, comme des projectiles, tout en suivant votre route d’un air si sérieux ? (Lc 24, 17) rendu par De quoi discutez-vous en marchant ?dans la dernière traduction liturgique. Bien entendu, les traductions se doivent être compréhensibles, surtout si elles sont destinées à être lues en public.
Vittorio Messori emprunte en partie cette traduction à André Chouraqui, lequel va jusqu’à traduire quelles sont ces paroles que vous lancez l’un à l’autre en marchant ? Messori y décèle un humour fin de Jésus – sans aucun doute possible un humour breton, peu surprenant en vérité puisque sa grand mère est bretonne – et davantage encore un trait vivant, peu probable d’être inventé après coup comme « pour faire vrai ». De plus, nous rencontrons ici le seul emploi du verbe grec antiballô (rendre coup pour coup, se lancer l’un à l’autre précise Messori) dans tout le N. T., ce qui tend à confirmer un trait vivant, comme un souvenir direct. En tout cas, nous imaginons facilement la joute entre les deux personnages (p. 235-236).
Le journaliste italien s’arrête aussi sur d’autres aspects démontrant bien le réalisme historique du passage. Parmi ceux-ci, nous relevons le fait que les Apôtres (comme dans tous les récits des Evangiles) ne veulent pas croire, alors même que plusieurs témoins affirment qu’ils ont vu Jésus ressuscité. Les Apôtres ne croient que lorsque Jésus leur apparaît, ou à Simon-Pierre (ici Lc 24, 34). Comparé au prestige dont étaient entourés les Apôtres, ce trait recèle « une odeur » de vrai trop juste pour avoir été inventé ensuite ; au contraire, il aurait plus compréhensible de gommer ou d’amoindrir le manque de foi des Apôtres. Jacques Perret nous a déjà appris cet argument de poids, le voici renforcé.
Des difficultés
Comme il faut s’y attendre, il existe également des difficultés, deux surtout : la localisation d’Emmaüs et un passage du dialogue avec Jésus.
Pour la question de la localisation d’Emmaüs, en dépit de l’hésitation entre deux villages par les spécialistes, on estime en général que cela ne remet pas en cause l’existence d’un village éponyme. Il est de notoriété publique après tout, que « personne ne sait où se trouve Alésia », sans pour autant remettre en question cet épisode historique.
Sur le dialogue avec Jésus, « l’épine » se situe dans la trop grande facilité avec laquelle nos deux compagnons s’ouvrent à un inconnu, d’autant plus que les disciples doivent demeurer discrets, voire cachés, parce qu’ils craignent pour leur vie. L’objection est sérieuse. Voici la réponse de Messori : le propos des deux disciples ne révèle pas vraiment leur attachement « au prophète de Galilée » puisqu’ils s’en tiennent à ce que tout le monde sait. Leurs propos ne seraient donc pas vraiment compromettants. Là, votre serviteur reste insatisfait, car à deux reprises, les disciples parlent bien des personnes comme des femmes ou des hommes « de notre groupe » (Lc 24, 22 et 24, 24), personnes qui plus est se sont rendues au tombeau. La réalité impose d’admettre sans doute autre chose : saint Luc écrit probablement en ne s’attardant pas tellement sur le détail de toute la conversation ; quoiqu’il en soit de l’imprudence ou de la prudence des disciples, il semble surtout qu’un un certain souci de concision conduirait le narrateur à « aller au plus court ». Saint Luc ne nous restitue pas toutes les « joutes » oratoires, il écrit la teneur générale et l’atmosphère de la conversation. Plus simplement encore, peut-être que la présence de Jésus, même s’il ne le reconnaisse pas, inspire aux deux disciples une réelle confiance, d’autant plus que Jésus affirme ne pas savoir ce qui s’est passé, alors qu’il est clair qu’aucun adversaire de Jésus à Jérusalem n’ignore les faits. On peut aussi avancer que nous ne sommes plus à Jérusalem lorsque Jésus rejoint les disciples, le danger n’a peut-être plus la même intensité (Ce peut être d’ailleurs la raison pour laquelle Jésus convoque ses disciples en Galilée). Même si la question ne peut être complètement résolue en l’état actuel de nos connaissances, elle n’est pas suffisante pour remettre en cause l’authenticité de cette scène évangélique. Là peut-être encore se vérifie ce que disait monsieur Perret : si l’on avait à vingt ans, à trente ans de l’évènement, imaginé des fables d’apparitions pour illustrer, conforter la foi en la Résurrection, on aurait constitué un ensemble littérairement plus organique ; (p. 29).
L’incidence de ce récit pour notre propos
Comme nous le mentionnons dès le début, ce récit des disciples d’Emmaüs manifeste à l’évidence que la communauté chrétienne se trouve dans l’incapacité absolue d’éprouver le sentiment de la présence de Jésus, tellement leur désillusion est totale, tellement les faits de la Passion et de la mort de Jésus les ont complètement surpris et déconcertés. Dans ces conditions, comment concevoir que les disciples aient éprouvés une présence « spirituelle » de Jésus ? Supposer le surgissement d’une présence du Ressuscité dans l’âme de témoins totalement abattus par les faits ne résiste pas à l’analyse réaliste et rigoureuse des textes et de la situation. Les Apôtres, les disciples, les saintes femmes, ne peuvent pas attendre ou inventer une quelconque Résurrection, ou un sentiment de présence de Celui qui est mort, ils en sont tout bonnement incapables. En outre, ainsi que nous l’avons déjà vu avec monsieur Perret, comment serait-il possible d’écrire une Résurrection que personne n’attend, n’éprouve et n’imagine même pas ?
Vers la conclusion
Il est clair que l’on peut toujours approfondir, mais ce que nous avons étudié – même succinctement et partiellement – suffit pour montrer la crédibilité historique des témoins et des récits des Evangiles relatifs aux apparitions de Jésus ressuscité. Parler de l’incrédulité des Apôtres n’appartient pas uniquement au domaine de la piété : c’est bien aussi d’un argument historique dont nous parlons. Ce n’est que devant la constatation du Ressuscité que les Apôtres croient et deviennent les témoins « accrédités devant tout le peuple » (cf. Ac 10, 41-42). Le tombeau vide ne constitue que la première étape – indispensable certes – du cheminement des Apôtres jusqu’à leur plein éblouissement par la Foi mais appuyée d’abord sur leur expérience humaine éprouvée, et « rugueuse » si l’on peut dire. Cette expérience, c’est celle de la rencontre vivante et « testée », dirons-nous, avec Jésus ressuscité. Il s’agit bien du même qui a été cloué sur la croix, mort sur le gibet, transpercé par la lance, qui se montre à eux 3 jours après, bien vivant. Il s’agit bien de la même personne, dont l’humanité est bien testée, et qui à l’évidence fait montre de caractéristiques dépassants nos connaissances.
Nous voici armés pour conclure dans une dernière partie sur les conséquences de tout cela pour la conception de la Foi.