La Trinité, invention des Pères de l’Église, ou trithéisme à peine larvé ?
Ce n’est pas parce que le mot « Trinité » est absent du Nouveau Testament qu’elle ne s’y révèle pas en tant que telle : dans l’annonciation à Marie par l’ange Gabriel de la prochaine conception de son fils qui sera appelé « Fils du Très-Haut », devant la surprise de la Vierge, Gabriel fait bien la distinction entre l’Esprit Saint, qui « viendra sur toi » et le Très-Haut dont « la puissance te prendra sous son ombre » (Lc 1, 35).
A l’issue du baptême de Jésus par Jean le Baptiste, celui là même qui explique à ses partisans que « celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, car il donne l’Esprit sans mesure, le Père aime le Fils » (Jn 3, 34-35), « l’Esprit de Dieu est descendu comme une colombe » et une voix venant du ciel a désigné Jésus comme son « Fils bien aimé » (Mt 3, 17-18 ; Mc 1, 10-11 ; Lc 3, 22).
Avant son ascension, Jésus a envoyé ses apôtres auprès de toutes les nations pour les baptiser « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Mt 28, 19) ; il les avait auparavant consolé de son proche départ par ces mots « si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas » (Jn 16, 7).
Et en effet, tous les chrétiens ont été baptisé ainsi, non pas au nom de « la Sainte Trinité », mais bien au nom (au singulier) du « Père et du Fils et du Saint Esprit », sans autres difficultés : la pratique sacramentelle et la prière ont précédés dans l’Église les questions théologiques nécessitées par les constructions intellectuelles qui ont suivis : des interprétations déviantes se sont fait jour qu‘il a fallu rectifier pour rester dans l‘orthodoxie de l‘enseignement des apôtres…
La première difficulté à résoudre fut de faire tenir ensemble l’unicité de Dieu, mise à mal par l‘incarnation, la passion et la mort du Fils que son Père ressuscitera, avec sa complète révélation en trois personnes.
Cette question à peu près tranchée, il convenait de préciser l’origine de l’Esprit : du principe originel, c’est-à-dire du Père, ou des deux : du Père et du Fils et de quelle manière ?
Les Pères de l’Église se sont attelés à ces tâches : tenter d’approfondir le mystère de la Sainte Trinité telle qu’elle s’est présentée à eux au sein de l’Église de Jésus de Nazareth. Ils ne l’ont pas « inventée », ils en auraient été d’ailleurs bien incapable, elle s’est imposée à eux à travers les dissensions qui sont apparues au sein de la communauté croyante qu’est l’Église : quand l‘enseignement de Jésus a été mis par écrit, il a bien fallu se rendre à l‘évidence : Fils, il nous a appris à prier « notre » Père, il nous a dit la proximité qui le relie à « son » Père et nous a promis le Saint Esprit pour enflammer son Église dans la promesse de salut.
S’il est exact que le mot « trinité » est intervenu relativement tardivement, à la fin du II° siècle, sous la plume de l’apologiste Théophile d’Antioche#, YHWH, le Dieu de l’Ancien Testament s’est présenté à Moïse comme le seul et unique Dieu (Dt 4, 35). Le Dieu créateur, à l’origine de tout, celui que la Bible hébraïque met au pluriel : « Eloïm » et que le livre de la Genèse laisse entendre qu’il n’agit pas en solitaire (Gn 1, 26 ; 3, 22 et 11, 7).
Le monde se divise alors en deux parties : le créateur d’une part et sa création de l’autre ; tout ce qui est créé provient de l’œuvre créatrice de Dieu, le seul incréé, le principe de tout ; Dieu ne saurait se confondre avec aucune de ses créatures, aussi parfaites soit -elle, y compris l’homme (et la femme).
Dieu se manifeste dans sa création qui révèle sa toute-puissance.
L’homme, lui-même (et la femme), est un reflet de l’image de Dieu à la ressemblance duquel il a été fait (Gn 1, 26-27) ; Seth, fils d’Adam, fut, de la même façon notoire, « engendré à l’image et à la ressemblance de son père » (Gn 5, 3).
En fait du Dieu unique de l‘Ancien Testament, nous voilà, avec les Évangiles, face à une triade avec laquelle il va bien falloir composer : Dieu se révèle, à la longue, plus complexe que dans un premier temps ! …. C’est en effet, l’incarnation de Dieu en homme qui a tout bouleversé : Dieu s’est fait homme, mais jusqu’à quel point ?
Ainsi Dieu est « Père » et il a un « Fils » qui est « venu habiter parmi nous ». Il importe de définir leurs caractères propres, leurs propriétés mutuelles, leurs rôles respectifs, qui sont-ils l’un par rapport à l’autre ? Sauf à les considérer comme deux dieux avec chacun leur spécificité… Mais c‘est une atteinte impossible au Dieu unique.
Le principe du Dieu unique est sauf quand on considère l’existence du « Verbe de Dieu » dont il est affirmé que, comme Dieu, il est incréé : le Verbe de Dieu ne fait pas partie des créatures. Néanmoins, il a pris figure d’homme, le faisant alors apparenté au monde des créatures.
La question de l’incarnation du Verbe créateur de Dieu trouve son importance dans la manière dont il est né sur terre : d’une femme, et dont il est mort : crucifié sur une croix, comme un esclave, pourquoi ?
Dès le début de son ministère, à Capharnaüm, ce sont les démons qui ont reconnu en Jésus de Nazareth « le Saint de Dieu » (Mc 1, 24 ; Lc 4, 34).
C’est le centurion, commandant les soldats romains qui ont procédés à l’exécution de son supplice, un païen, qui s’est exclamé devant le crucifié mort : « vraiment, celui-ci était Fils de Dieu » (Mt 27, 54 ; Mc 15, 39 ).
Ceci avant même de savoir qu’il allait ressusciter trois jours après.
Alors, Jésus de Nazareth, le fils de Marie, « Fils de Dieu », ce qui ne veut pas dire pour autant Dieu lui-même, mais s’en approchant. Jusqu’à quel point, alors, sans nuire à la majesté et à la toute puissance du Dieu unique ?
Pour les ariens, il importe principalement de défendre la transcendance de Dieu mise à mal par l’incarnation de son Verbe. Si celui-ci n’a pas été créé mais bien « engendré», comme un fils d’un père, alors, il n’est pas une créature mais une sorte d’émanation de Dieu qui lui est donc postérieur, second, « il fut un temps où il n’était pas » : son existence résulte de la volonté de Dieu qui l’a tiré du néant, « avant d’être engendré il n’était pas». Il en résulte que le Fils de Dieu ne peut pas être de la même substance ou hypostase que Dieu lui-même : il est susceptible de changement ou d’altération, bref, le Verbe incarné n’est pas Dieu.
Le concile de Nicée I (325) est venu affirmer le contraire : il résulte de sa qualité d’engendré, et non pas créé par le Père, que le Fils est bien de la même substance que le Père, il lui est « consubstantiel». Comme lui, il existe de toute éternité et il est à l’origine de toute chose. Il a sa perfection, sa toute puissance et tous les attributs divins.
Athanase d’Alexandrie précise que si le Fils, en tant que tel, a bien la qualité d’engendré tandis que le Père, inengendré, ne l’a pas, tous les deux appartiennent à la partie incréée du monde, ils sont « non devenus » (agenetoi).
Père et Fils ont la même nature ou substance. Ce qui les distingue l’un de l’autre c’est que l’un est « Père » tandis que l’autre est « Fils », c’est une distinction fonctionnelle : « on dit du Fils tout ce qui est dit du Père, sauf de l’appeler Père »#
Si, comme le prétendent les ariens, le Verbe incarné n’est pas Dieu, il ne peut pas nous sauver et sa passion, sa mort et sa résurrection restent inopérants pour notre salut. C’est-ce que rappelle Grégoire de Naziance, le théologien : « ce qui n’a pas été assumé n’a pas été guéri; mais c’est ce qui a été uni à Dieu qui est sauvé #».
Ainsi le Fils possède-t il à la fois la double nature de Dieu impassible et éternel et d’homme souffrant qui a connu la mort. Pour autant, en s’incarnant, le Fils n’a pas aliéné sa nature divine : sa « kénose » ne lui a pas fait perdre une once de sa divinité, mais c’est bien son humanité qui a souffert sur la croix, a connu la mort et est ressuscité.
A cet égard, Marie, sa mère humaine, n’est pas seulement appelée « Christotokos », mais bien « Théotokos », mère de Dieu, rappelle le concile d‘Éphèse en 431.
La double nature, à la fois divine et humaine, du Christ bien établie dans sa relation avec Dieu le Père et dans son incarnation dans l’humanité, le concile de Constantinople I (381) va évoquer la 3° « personne » incréée de la Trinité pour dire qu’elle n’est pas « engendrée » comme l’est le Fils, mais qu’elle « procède » du Père, elle en sort, elle en est issue.
Comme d’ailleurs du Fils, également : « filioque » comme il se dira, en occident, confirmé par le 3° concile de Tolède, en 589. Mais, « principaliter » principiellement du Père, avait précisé Augustin pour qui la première personne de la Trinité en est l’origine absolue, le Principe#. Ceci au grand dam des orientaux qui verront dans cet ajout aux professions de foi des conciles de Nicée-Constantinople la négation de la distinction entre le Père et le Fils ou la reconnaissance de l’Esprit comme créature.
La double nature divine et humaine de Jésus-Christ, n’a pas eu pour effet un dédoublement de sa personnalité : il est resté une seule et unique « personne » à la fois Dieu et homme, totalement Dieu et totalement homme. Ce « mélange » – qui n’en est pas un – est appelé par les Pères de l’Église, « périchorèse » ou « circumincession », ce qui traduit la « danse », la circulation réciproque existant entre les deux natures divine et humaine de Jésus-Christ.
L’approfondissement du mystère de la Trinité par les Pères de l’Église s’est compliqué d’un problème de langage, plus exactement, de traduction entre le grec et le latin, devenu, au fil des siècles, la langue commune à Rome où ont été martyrisés et inhumés Pierre et Paul, les piliers de l’Église.
« Mia ousia, très hypostasis » est devenu « une substance, trois personnes »
Père, Fils et Saint Esprit ne sont pas pour autant trois Dieux, la Trinité n’a pas eu pour effet de multiplier Dieu par trois. Il y a bien un seul Dieu, d’une seule substance, d’une seule essence, « le Père est tout entier dans le Fils, le Fils est tout entier dans le Père et tout entier dans le Fils »#
La périchorèse ou circumincession réunit chacune des trois personnes de la Trinité, sans les confondre comme dans la personne du Christ sa nature divine et sa nature humaine.
De même qu’il n’y a pas dédoublement de personnalité dans le Christ, il n’y a pas trois Dieux dans la Trinité, avec chacun sa propre autonomie, sa volonté, son énergie, mais au contraire une seule autonomie, une seule volonté, une seule énergie. Dieu tout entier est tout entier présent dans chacune des trois « personnes » de la Trinité.
« Lorsque le Saint Esprit habite une âme humaine, c’est Dieu tout entier, Père, Fils et Saint Esprit, qui l’habite. L’unique substance de la Trinité n’est pas divisée en trois fragments# »
La tentations modaliste est réelle et constante : voir dans chaque personne de la Trinité une fonction particulière de Dieu : le Père comme créateur, le fils comme incarnation et l’esprit comme l’immanence. Ce serait ainsi trois modalités différentes sous lesquelles un seul et unique Dieu se serait révélé.
En revanche, voir dans la Trinité un « tri-théisme » est une gageure en un temps où, faute de pouvoir nommer Dieu, le monde s’efforce, sinon de le considérer comme mort, du moins d’en nier carrément l’existence. Le polythéisme, même limité à trois dieux, apparaît totalement étranger à notre monde sécularisé d‘aujourd‘hui.
Un est clos et solitaire. Deux, c’est l’apparition de l’altérité qui peut être, soit fusion, soit séparation. Trois signifie « une unité qui n’est ni close, ni solitaire et une pluralité, inversement qui n’est pas dispersion ; l’unité en laquelle les Trois ne font qu’Un ne saurait être que l’Amour, un amour personnel et personnalisant et dont l’essence même est de se communiquer ».
Avec la Trinité, dans son mystère même, on reste bien loin d’un tri-théisme, on est au contraire dans ce que Joseph Moingt appelle un « profond dynamisme unitaire » qu’il définit ainsi :
« on croit en Dieu révélé dans le Christ et selon l’Esprit qu’il met en nous, de même que l’on prie Dieu le Père par son Fils dans l’Esprit Saint qui rassemble l’Église (…) Le Christ ressuscite en Fils de Dieu en nous communiquant l’Esprit Saint».
Notre erreur vient d’une vieille habitude, sans doute aidée par une iconographie malhabile, de considérer chaque personne de la Trinité prise individuellement : la « première » avec sa tiare et sa barbe blanche, la « seconde » avec sa croix et ses cinq plaies et la « troisième » (et dernière) sous forme de la colombe qui volette entre les deux autres. Cette énumération chiffrée étant elle-même réductrice de l’égalité des trois personnes en une seule ; concernant la Trinité, la meilleure théologie ne doit elle pas rester « apophatique » et silencieuse ?
La solution est de considérer la Trinité comme un tout unique comme l’ont si bien fait Saint Jean de la Croix (1542-1591) et à sa suite, sainte Elizabeth de la Trinité (1880-1906), chantres de l’âme, « habitation de la Sainte Trinité », « le Père, en eux, engendre son Verbe, le Père et le Fils, en eux, spirent l’Amour Personnel qui les unit ; en chacun d’eux la Trinité toute entière habite comme en un temple vivant, ici-bas, comme un temple obscur, au ciel dans une lumière sans ombre et un amour inamissible# ».
Ainsi contemplée, loin d’opposer comme le fait Karl Barth une Trinité « immanente », ontologique : Dieu en soi, à une Trinité « révélée » ou « économique», phénoménologique : Dieu pour nous, il convient de reconnaître que « la Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement ».
Prière écrite par Élisabeth de la Trinité, le 21 novembre 1904 (à 24 ans) et traduite en pas moins de 32 langues.
Ô mon Dieu, Trinité que j’adore,
aidez-moi à m’oublier entièrement
pour m’établir en vous, immobile et paisible
comme si déjà mon âme était dans l’éternité!
Que rien ne puisse troubler ma paix ni me faire sortir de Vous,
ô mon Immuable, mais que chaque minute m’emporte
plus loin dans la profondeur de votre Mystère.
Pacifiez mon âme, faites-en votre ciel,
votre demeure aimée et le lieu de votre repos;
que je ne vous y laisse jamais seul,
mais que je sois là tout entière,
tout éveillée en ma foi, tout adorante,
toute livrée à votre action créatrice.
Ô mon Christ aimé crucifié par amour,
je voudrais être une épouse pour votre coeur;
je voudrais vous couvrir de gloire,
je voudrais vous aimer…jusqu’à en mourir!
Mais je sens mon impuissance et
je Vous demande de me revêtir de Vous-même,
d’identifier mon âme à tous les mouvements de votre Âme;
de me submerger, de m’envahir, de Vous substituer à moi,
afin que ma vie ne soit qu’un rayonnement de votre Vie.
Venez en moi comme Adorateur,
comme Réparateur et comme Sauveur.
Ô Verbe éternel, parole de mon Dieu,
je veux passer ma vie à Vous écouter,
je veux me faire tout enseignable afin d’apprendre tout de Vous;
puis, à travers toutes les nuits, tous les videstoutes les impuissances, je veux vous fixer toujours et
demeurer sous votre grande lumière.
Ô mon Astre aimé, fascinez-moi pour que je ne puisse
plus sortir de votre rayonnement.
Ô Feu consumant, Esprit d’amour,
survenez en moi afin qu’il se fasse en mon âme
comme une incarnation du Verbe;
que je Lui sois une humanité de surcroît,
en laquelle il renouvelle tout son mystère.
Et vous, ô Père, penchez-Vous vers votre pauvre petite créature,
ne voyez en elle que le Bien-aimé en lequel
Vous avez mis toutes vos complaisances.
Ô mes Trois, mon Tout, ma Béatitude,
Solitude infinie, Immensité où je me perds,
je me livre à Vous comme une proie;
ensevelissez-vous en moi,
pour que je m’ensevelisse en Vous, en attendant
d’aller contempler en votre lumière l’abîme de vos grandeurs.
Ainsi soit-il.