Relever le pari bénédictin sans tomber dans la tentation de la dérive sectaire : Rod Dreher versus Patrice de Plunkett

Amzer-lenn / Temps de lecture : 12 min

Rod Dreher : « Comment être chrétien dans un pays qui ne l’est plus ? Le pari bénédictin », Artège, décembre 2017, 370 pages, 20,90 €.

Patrice de Plunkett : « Cathos, ne devenons pas une secte» Salvator, janvier 2018, 160 pages, 15,90 €.

rod dreher - patrice de plunkettFaudrait savoir…

Le journaliste et essayiste américain Rod Dreher dresse un portrait de la situation post chrétienne telle qu’elle se vit aux Etats-Unis, le pays de la droite alternative, « alt-right », où le canadien d’origine allemande Eckhart Tolle, auteur considéré comme spirituel a vendu, en 2009, plusieurs millions d’exemplaires de son livre « le pouvoir du moment présent ». Pour parfaire son analyse, Rod n’a pas hésité à remonter jusqu’aux vieux pays européens et, après mures réflexions – il a mis 10 ans à écrire son livre –, il a opté pour le défi bénédictin qui lui semble la meilleure réponse, la plus adaptée, pour faire face à la situation qu’il décrit.

Le livre de Patrice de Plunkett, également journaliste et essayiste, tient d’avantage du pamphlet, aussi rapidement que soigneusement écrit, non pas sur un coup de tête mais en considérant les tentations qui guettent, selon lui, la « cathosphère » française, historiquement fracturée depuis longtemps et divisée par nature….

 

Plunkett ou Dreher ?

Patrice de Plunkett nous raconte son histoire. Son catholicisme d’héritage a été emporté, balayé par la grande vague de mai 68, Comme d’autres, ce sont le pape Jean Paul II et le cardinal Lustiger, ancien archevêque de Paris, qui l’ont réveillé, mais, de son propre aveu, il lui faudra aussi 10 ans pour réaliser « que le catholicisme n’est pas un parti, que la foi n’est pas une théorie, que le Christ est à chercher en personne » (page 23). Ceci posé, sa profession de foi de chrétien-catholique me parait d’une totale orthodoxie, rien à dire sur ce point ; il l’expose dans son 1° chapitre sous le titre « la foi chrétienne est une révolution », ce qui est bien vrai.

Pour Rod Dreher, à l’instar de Charles Péguy (1873-1914), le choc est venu, en France, de sa visite à la cathédrale Notre Dame de Chartres, non pas comme musée mais comme un témoignage incomparable : la contemplation de la « gloire de ce magnifique sanctuaire gothique construit pour l’adoration de Notre Seigneur et pour honorer sa Sainte Mère » (sa préface à l’édition française de son livre, juillet 2017, page 15). Il en est résulté pour lui, d’une part, la preuve inéluctable de l’existence de Dieu et, d’autre part, une invitation pressante à le mieux connaitre.

Evoluant au sein de ce qu’il appelle le DET, « déisme éthico thérapeutique », sorte de pâte parfumée au clou de girofle que l’on utilise pour boucher une carie douloureuse et atténuer momentanément la rage de dent, qui constitue le fonds de reste de religiosité de son pays, Rod a goûté, semble-t-il, à toutes les formes de religions, christianisme compris, avec le catholicisme qu’il a abandonné pour l’orthodoxie, « une tradition qui chérit particulièrement ses écrits » (page 158)…

Le DET de Rod, spiritualité parasite qui colonise le christianisme en professant que « Dieu bénit tout ce qui peut nous donner le sentiment d’être heureux » (Page 339) est du même registre que la BCO (« bonne conscience occidentale ») qui anime, selon Pat, les écrivains adeptes de ce qu’ils qualifient benoîtement le « bien commun » (page 106).

A la suite d’un constat identique de la situation, la crainte de Pat rejoint elle le souhait de Rod ?

Pat introduit son propos en affirmant que « les catholiques en France ne sont pas une secte » ce qui est déjà rassurant au vu du titre de son livre. « Ils sont une minorité » poursuit-il, avant d’affirmer, dès le 1° chapitre : « En France, le catholique n’est pas persécuté ». Ce qui est exact, pour l’instant… Il faut reconnaitre que, paradoxalement, il est protégé par les lois de la République laïque qui assure «  la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » (loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, article 1). En contrepartie, « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte… » (article 2) et, notamment, « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » (article 28). Déjà une opposition, pour le moins une distinction entre « bien commun » et « ordre public », mais là n’est pas la question pour le moment.

 

Qu’est-ce alors qu’une secte ?

Pour Rod, la dérive sectaire vient d’un excès de repli sur soi et sa famille ou son clan qu’il faut aimer, certes, mais éviter d’« idolâtrer » comme le font les parents « paranoïaques et complotistes » d’Ellen qui pensent préserver leurs enfants en les confinant dans une petite communauté totalement isolée et coupée de son environnement. (Pages 192 et 202).

C’est aussi le point de vue que partage Pat : « se séparer de qui ne nous ressemble pas est une démarche de secte » (page 109). Curieusement, c’est Pat le catholique et non Rod l’orthodoxe qui évoque le « phylétisme » (page 84) comme une « hérésie du tribalisme religieux » propre à la religion orthodoxe, comme si le catholicisme gallican n’avait pas, un temps, prospéré chez nous.

L’un et l’autre rejettent expressément toute référence aux « purs », les cathares et autres jansénistes, groupes d’élus auxquels, seuls, la grâce du salut est promise : le défi bénédictin de Rod est ouvert à tout le monde : il ne consiste en aucun cas à « créer des communautés de Purs coupés du monde réel » (page 341). Pat affirme avec force que la tradition chrétienne ne réserve pas son espérance aux seuls « purs » : « elle est pour tous ou pour personne », observant au passage que l’Eglise catholique « est le seul organisme de l’histoire destiné à ceux qui n’en font pas partie » (page 29).

Alors, en quoi constitue le défi bénédictin que Rod Dreher nous propose de relever ?

Il nous invite à le suivre à Nursie, (Norcia en italien), ville natale de Benoît (490-547) et de Scholastique (480-543) sa sœur, près de Spolète, en Italie centrale, là où subsiste une communauté bénédictine qui continue d’appliquer la règle de son fondateur.

La devise des bénédictins n’est pas exactement « ora et labora », prie et travaille, comme on le croit et le dit souvent, mais plus précisément : « ut in omnibus, glorificetur Deus » UIOGD, qu’en toutes choses Dieu soit glorifié, ce qui s’apparente à celle des jésuites : « ad majorem Dei gloriam », AMDG, pour la plus grande gloire de Dieu.

 Cette « règle à vivre » ( la.regle.org ) qu’il nous présente tout au long de son chapitre 3, est de nature à permettre à chacun d’entre nous, pas forcément d’intégrer une communauté déjà existante mais, en imitant la mode de vie des moines et moniales, mais, sans pour autant risquer d’être taxé de BCO, de s’échapper de l’emprise du DET et d’espérer le salut promis à tous les baptisés : « la voie bénédictine n’est rien d’autre que la voie de l’Eglise » (page 209). Le but premier du monachisme, rappelle-t-il, est « la quête de Dieu » – quaerere Deum – qui nécessite à la fois de « préserver la culture classique et la tradition païenne » (page 213)

 

Utopie ou dystopie ?

Est-ce alors une « utopie » ou une « dystopie » comme Rod qualifie la civilisation à venir, entièrement vouée à la technologie, qu’il assimile à un « centre commercial » (page 338) où le consommateur qui en a les moyens est en mesure de s’offrir tout objet ou service qui y est offert, si l’envie le lui en prend ?

Il semble que non et il en donne pour exemple les Tipi-Loschi, compagnie des « types louches » du montagnard turinois Pier Georgio Frassati (1901-1925) béatifié en 1990 par le pape Jean-Paul II. « La première chose à faire est de refuser de se laisser porter par le courant. Puis chercher Dieu. » (Page 207)

Comme pour les moines de Nursie, Rod a été à la rencontre des « types louches » qui ont mis en pratique le pari bénédictin et savent que les temps que nous vivons sont néanmoins encore ceux des « vaches grasses » : il faut « conserver les semences. Sans elles nous ne récolterons rien dans les années de à venir», la période des « vaches maigres » du songe de pharaon interprété par Joseph (Gn 41, 17 et ss) est devant nous. C’est ainsi « mettre de l’éternité dans le temps qui s’écoule », « rien de ce que nous faisons dans cette vie n’est éternel, mais nous devons faire chaque chose comme si elle l’était ». (Pages 346 & 347).

Pat, de son côté vilipende, stipendie et dénonce avec force l’illogisme, la contradiction, voire la malhonnêteté intellectuelle de ceux qui proclament une chose et agissent en son contraire : on ne peut pas se dire chrétien catholique et rejeter l’enseignement constant des papes successifs, l’actuel compris, tant en ce qui concerne la morale sexuelle, le célibat des prêtres, le rôle des femmes et la doctrine sociale qui prône dorénavant l’écologie et condamne aujourd’hui le libéralisme, « idéologie qui soumet la vie à l’économie – et l’économie à la finance dérégulée » (page 56) avec autant de force qu’hier le collectivisme.

« Si nos opinions s’opposent au renouvellement de l’Eglise, il faut, ou quitter l’Eglise, ou quitter nos opinions : question de logique et surtout question de foi ! » (Page 35) Il tacle énergiquement ceux qui se présentent comme les « gardiens du dogme, zouaves antipontificaux d’un catholicisme censé résister au « gauchiste Bergoglio »…. Certains de ces catholiques français, non pas simplement « tradis » pour traditionnels, mais « libéro-conservateurs », continuent de rêver à un pape « vice-Dieu », une sorte de « super souverain hors du temps, trônant dans une pénombre sacrale où luiraient des dorures » (page 65) et s’enferrent ainsi dans une sorte « d’esprit de secte » (page 72), résultat de la réapparition d’une « religiosité de classe », confondant « catholicisme et « France bien élevée ». (Page 54)

« La religiosité identitaire sert de prétexte à autre chose que la foi : c’est un catholicisme sans christianisme, une idolâtrie d’objets, une banque d’image pour orner des opinions politiques » (page 92). Or, « la voie du salut n’est pas regret du passé mais transfiguration du présent » (page 97)

Il en résulte un « vertige des vestiges » (pages 100 et 103) qui n’hésite pas à revisiter l’histoire pour faire face à la hantise de l’islam, c’est-à-dire de l’immigration, et renforcer ainsi une « identité chrétienne » qui serait menacée.

La dérive sectaire menace autant les « libéraux conservateurs » enfermés dans leurs contradictions que le catholicisme « de patrimoine » qui n’est qu’un « christianisme-prétexte » (pages 108 et 109)

 

Des réponses ?

En réponse au danger qu’il dénonce, Patrice de Plunkett nous suggère :

1°) de voyager léger (page 114) : pour suivre le Christ, il faut apprendre à se décharger de tout ce qui est pesant et superflu, alléger les « impédimenta » du viator, à l’instar du jeune homme riche ou de Zachée, ainsi nous passerons plus aisément le « trou de l’aiguille » !

2°) se rappeler que le Christ est avec nous jusqu’à la fin des temps (Mt 28, 20) « même si nos instincts se crispent et si nous regardons en arrière… » (Page 121)

3°) scruter l’histoire de l’Eglise (page 122) en y observant, avec  Sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179), sa « viridité », sa capacité de reverdir. « La tradition, c’est la transmission du feu et non l’adoration des cendres » aurait affirmé le compositeur autrichien  Gustav Mahler (1860-1911), paraphrasant saint Thomas More (1478-1535).

4°) participer, à la suite du pape François (page 128) et en conformité avec la doctrine sociale de l’Eglise, à l’élaboration de l’IREM (« Internationale de résistance à l’emprise de Mammon »)

5°) vivre ce que nous disons croire (page 132) : « la conviction n’est pas la foi » et « moins la foi ressemble à nos « convictions », plus elle est chrétienne ». Il est rappelé au passage  qu’évangéliser « n’est pas crier qu’on ne lâche rien. » (page135)

De Rod Dreher, Je retiendrai, outre la dédicace de son livre : « to Yves, keep the faith ! », ses propos aux 28° « Journées Paysannes » du 18 février 2018 à Souvigny (allier) qu’il a résumé en cinq points :

1°) s’assurer que nos traditions sont profondes.

2°) cultiver une solidarité paysanne entre ruraux.

3°) et 4°) inviter les citadins et les médias à découvrir la vie paysanne chrétienne.

5°) renouer avec l’importance de l’art chrétien et de la lecture des vies de saints.

Et comme il a raison !

Il va être temps pour moi, si ce n’est déjà fait, de procéder courageusement à mon « coming out » (of the closet) non pas au sens de la célébration à juste titre boudée par la fille de l’ancien professeur du public évoqué par Rod (page 230) mais comme l’affirmation de ma foi chrétienne et catholique face à une laïcité républicaine revendicative comme le raconte, à propos d’un homme politique français, Pat (page 68)

Cette foi englobe pareillement la Sainte Trinité et l’Eglise selon le « credo » ; elle emporte, en conséquence, ma totale confiance envers le pape et les évêques et mon adhésion sans réserves à leurs enseignements ; ainsi je serai assuré que l’on peut prendre avec Rod le pari bénédictin tout en évitant la dérive sectaire, à juste titre dénoncée par Pat.

À propos du rédacteur Yves Daniel

Avocat honoraire, il propose des billets allant du culturel au théologique. Le style envolé et sincère d'Yves Daniel donne une dynamique à ses écrits, de Saint Yves au Tro Breiz, en passant par des chroniques ponctuelles.

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2 Commentaires

  1. Je trouve que le propos de Rod est plus facilement transposable universellement que celui de Pat (d’ailleurs ce dernier ne cesse de le dire : il vise les « cathos » franco-français). Pat a une fâcheuse tendance (comme François d’ailleurs) à tirer du fusil sur des épouvantails qui lui servent d’argument rhétorique, c’est-à-dire de raccourci simpliste pour éluder les objections échappant au cadre soigneusement posé de son propre schéma narratif. En gros : les catholiques ayant un problème avec le pape actuel sont juste des identitaires qui préfèrent le libéralisme économique à l’enseignement social de l’Église, et leurs supposés problèmes de doctrine ne sont que des déguisements pour les intérêts qu’ils protègent. Sauf que moi, je fréquente une paroisse québécoise(traditionnaliste en règle avec le diocèse) qui n’a absolument rien d’homogène au plan linguistique, ethnique, social… Et les gens qui expriment des malaises avec la tournure actuelle des choses au niveau de la hiérarchie n’ont pas nécessairement grand-chose en commun en termes de revenus, d’instruction ou d’origine. Heureusement aussi quand même, il en est qui ne veulent pas entrer dans ce souci de choses qui les dépassent et sur lesquelles ils n’ont pas de contrôle et s’en remettent à la Providence qui sait ce qu’elle fait avec notre histoire. Et à la vigile pascale, nous aurons cette année deux baptêmes d’adultes: un musulman et un juif. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que notre communauté a cette grâce. Essayez de relier ça avec les caricatures de Pat…

  2. L’intervention de Rod Dreher aux Journées Paysannes citée dans l’article est visible en ligne là :
    https://youtu.be/RNMlq4x-Yjg

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