Premièrement, peut-on parler de « Spiritualité chrétienne bretonne » ? On entend ici par Spiritualité bretonne la manière qu’ont eue les Bretons au cours des siècles de rendre gloire à Dieu à leur façon, toute particulière.
Le but de cet exposé est d’aider à comprendre et peut-être à faire nôtre certains aspects de cette manière de rendre gloire à Dieu en Bretagne – c’est la finalité pour l’homme que montre la foi -. Cette manière peut concerner tous les domaines de la vie. Tout cela nous pouvons le contempler pour remercier Dieu de toutes ces richesses qui forment un terreau que la foi trouve en Bretagne pour porter du fruit.
Notre foi ne peut pas se développer «hors sol», elle a besoin d’un terreau, d’une culture, qui la porte au jour le jour, qui la soutienne, pour nous aider à rendre gloire à Dieu à notre tour en Bretagne.
1. La langue bretonne
tout particulièrement, qui est l’âme de l’identité bretonne originelle, l’instrument par lequel l’esprit, la manière d’appréhender sa relation au monde et à Dieu et qui se transmet de génération en génération.
Par exemple pour le culte des Morts -sur lequel nous reviendrons-, le moment du passage de la mort se dit TREMENVAN (tremen = passer ; Termen = la fin). La mort est donc un passage pour un bretonnant : c’est inscrit dans la langue. Evidemment le bretonnant peut penser différemment, mais la langue donne cette ‘inclinaison’.
La mort personifiée : AN ANKOU a donné ANKEN = angoisse et ANKOUNAC’HAAT = oublier.
Quelque part en breton, il y a de ce fait un lien entre la mort, l’angoisse et l’oubli.
La Création : Il y a des quantités d’expressions pour exprimer l’idée de dieu-Créateur :
La nature = ‘ar bed krouet’= ‘le monde créé’
un mortel = «un den krouet’ = ‘une personne créée’
un enfant : ur c’hrouadur = ‘une créature’
Quelques expressions « pro-life »
un foetus : ur c’hroueell : toujours de « krouiñ »= créer. Difficile de nier la nature humaine du fœtus, créature de Dieu dès le commencement..
Kresket eo ar bed e ti Yann : le monde s’est agrandi chez Yann : il y a eu une naissance chez Yann.
Quantité d’expressions pour exprimer que Dieu (Doue) est amour, source de toute grâce.
Bemdez Doue : Tous les jours (que Dieu fait)
Dre c’hras Doue = par la grâce de Dieu
Doue d’ho paeo, d’e bardono, ra viro , d’e viro, d’e vennigo : que Dieu vous paye, lui pardonne, nous préserve, le garde, le bénisse…
Bennozh Doue deoc’h = que la bénédiction de Dieu soit sur vous := merci
etc.…
On moque le diable en breton parce que nous sommes sauvés par la foi : Paolig, Gwilhoù kozh. « Deomp ha kasomp Doue ganeomp ha lezomp an Diaoul da zrailhañ mein gant e zent » (Ritournelle : Allons et envoyons Dieu avec nous, et laissons le Diable broyer des pierres (faute de mieux!) avec ses dents).
Les noms de plantes aussi : boked-sant-Juluan (sarriette, violette, herbe de saint Julien), louzaouenn an Dreinded (pensée sauvage- ‘herbe de la Trinité’), louzaouenn santez Veronika (Véronique), louzaouenn ar Groaz (herbe de la Croix:Verveine), chapeled an naer (chapelet du serpent : Belladone), geotenn ar Werc’hez (herbe de la vierge : Stellaire), Boked-sant-Jalm : jacobée …
A noter aussi l’importance du verbe être qui fonde une sorte de philosophie de l’être (base de la théologie thomiste) innée chez le bretonnant : ur sac’h zo ganin = un sac est avec moi = j’ai un sac. Le verbe avoir est «bricolé» en breton, sa conjugaison est tout-à-fait spéciale à partir d’une particule verbale : am eus, ec’h eus, en deus, hon eus, hoc’h eus, o deus).
2. La religion celtique a été comme une pierre d’attente du christianisme
qui n’a pas eu de peine à la christianiser.
– Le mystère de la Très Sainte Trinité a été facilement accepté et est particulièrement honoré en de nombreux lieux. A Rumengol, le sanctuaire est constuit sur un lieu druidique et le pardon est le Dimanche de la Trinité. La religion chrétienne ici a réutilisé les trois éléments du Triskell : Le Feu à Noël, à Pâques, à la Saint Jean d’été, le 8 Septembre à Bulad-Pestivien…), l’Eau est très présente en Bretagne : chaque chapelle a sa fontaine, souvent la chapelle est construite sur la source, comme au Folgoët. Les fontaines proviennent de l’autel, comme le prophétise Ezechiel (47). Et Jésus est très présent sur nos calvaires, par milliers, sur toute la Terre de Bretagne, par son regard de souffrant miséricordieux. Il est vraiment un exemple pour nous. A Saint Thégonnec et à Plougastell par exemple, il sort victorieux du tombeau.
– La déesse Berc’hed, de la fécondité se retrouve dans Sainte Brigitte de Kildare et Loperhet chez nous (14 chapelles dans le Finistère !).
– La déesse Anna prépare l’adoption comme patronne la Grand Mère de Jésus, Sainte Anne, qui pour nous est pratiquement « d’ici ». En Bretagne, Sainte Anne est très souvent représentée avec Marie et Jésus sur ses genoux. En Bretagne, Sainte Anne mène à Marie qui mène à Jésus.
– Le culte à Marie est très répandu. Par exemple la fontaine de « tout remède » «Remed holl» à Rumengol. Cette maternité de Mari fille d’Anna notre patronne, la rend très proche de nous. Elle est devenue quelqu’un d’ici aussi, tant elle est présente dans nos sanctuaires, oratoires, fontaines etc.
Ici on peut mentionner que la société celtique, mieux que la société gréco-latine, donne une grande place aux femmes : on parle de matriarcat Breton. La femme est au centre de la famille. Naturellement Sainte Anne et Marie ont de ce fait une place de choix.
– Il nous faut parler aussi de l’importance à la fois de la Communion des Saints et de celle des Défunts. Il y a un lien très fort en Bretagne. Cela vient aussi de l’ancienne religion. Rome a repris cette tradition en mettant la fête des défunts juste après la fête de la Toussaint. En Bretagne, à force de prier pour nos défunts, nous avons confiance qu’ils rejoignent tôt ou tard nos saints. Et nos saints sont priés dans nos pardons et jouent un rôle important dans la vie des quartiers autour de leurs chapelles innombrables. De même il n’est pas rare que nos défunts soient enterrés autour des églises. Autrefois dedans ! Ainsi quand on prend de l’eau bénite, on jette un peu d’eau sur le sol en leur souvenir, et à l’issue de la messe, on s’attarde devant les tombes familiales, tout particulièrement le jour de la Toussaint. Le culte des saints est extrêmement développé, ils sont proches des gens, on s’y adresse de manière privilégiée. Beaucoup sont ‘spécialisés’. La Toussaint, est une ancienne fête druidique, appelée Samon par les Gaulois (ou Samonios, du nom du mois de novembre inscrit sur le calendrier de Coligny), et Samhain par les Gaels. En breton il n’y a que deux saisons : ar Goañv (pe : gou+hañv = avant l’été, de la Toussaint à Pâques) et an Hañv, l’été, de Pâques à la Toussaint, la période des pardons.
3. Nous avons vu l’importance du culte des saints. Nous pouvons nous émerveiller ainsi de la longue procession des saints et des saintes en Bretagne tout au long de quinze siècles de chrétienté.
La Bretagne a été le théâtre d’une incarnation profonde de la foi dès son origine et sur le long terme. De cette procession des saints bretons tout au long des siècles la petite Bretagne à l’ouest est née chrétienne grâce à une colonisation des campagnes par l’émigration de Bretons de l’Ile de Grande Bretagne. Ils ont fait de notre terre une «Terre sainte» au sens où notre peuple est né chrétien dès son commencement en Armorique. Il n’y a pas eu de baptême : elle a été fondée chrétienne par les colons bretons dès le début.
– au point de vue de la toponymie nous pouvons trouver partout en Bretagne des traces et premièrement à l’ouest dans cette multitude de «Plou» de «Tré», de «Lan», de «Lok» (chacun a à l’esprit des exemples, et peut improviser une litanie des saints bretons à partir des noms de lieux qui quadrillent notre géographie) ;
– le début de la chrétienté en Bretagne est premièrement rural et celtique à l’ouest et citadin et gallo-romain à l’est avec des saints comme Rogatien et Donatien à Nantes, saint Melaine à Rennes. Mais il a existé à l’ouest des saints précurseurs gallo-romains (ex : Sant Alar) comme il y a eu des saints celtiques à l’Ouest, comme saint Malo et Saint Samson pour les plus connus ;
– Les saints fondateurs illustrés par l’image des septs saints des septs évêchés du pèlerinage «circulaire » du Tro Breizh, dans le sens du soleil; à cet égard noter l’importance du « prier avec les pieds » en Bretagne : encore aujourd’hui perdure la coutume de se rendre à pied à certains pardons comme Le Folgoad, Rumengol, Santez Anna ‘r Palud, Santez Anna Wened, les Troménies (Lokronan, Landelo, Gouesnou)…
– le monachisme celtique, ou plutôt l’érémitisme celtique a peut-être donné une importance particulière à la notion de parrain et de paternité spirituelle : on a un ermite Urvan qui initie Baharn à Saint-Urbain (Lannurvan) , Rivoare et Urfold initient leur neveu Herve ; Job an Irien parle d’un pèlerinage intérieur qui s’inspire des Pères du Désert et qui continue aujourd’hui d’une autre façon, non plus traverser la mer pour aller au désert, mais quand la sagesse bretonne christianisée nous dit aujourd’hui : Distagañ hor c’halon diouzh ar bed-mañ ( Détacher notre coeur de ce monde) ; N’omp ket graet evit chom (Nous ne sommes pas faits pour rester ici-bas) ; Ne gasimp ket an traoù-se ganeomp d’ar Baradoz (Nous n’emporterons rien de ce que nous possèdons au Paradis)…
– les saints du Moyen-âge qui ont fondé tant de monastères, celtiques, bénédictins, cisterciens à la suite de St Colomban, St Benoît, Saint Bernard…
– Puis ce fut le temps de Saint Yves, qui a voulu rester un simple recteur de paroisse rurale (Louannec) auprès des pauvres. C’est le temps des ordres franciscains et dominicains,
– puis le temps des Jésuites et le temps des missions bretonnes : Saint Vincent Ferrier le précurseur, Michel Le Nobletz, Le Père Maunoir, le Père Huby et tant d’autres, et puis de saintes femmes comme La Vénérable Catherine de Francheville à Vannes qui fonda les premières retraites pour femmes, en français et aussi en breton suite à la Contre-Réforme. On a à cette époque de grands mystiques comme Catherine Danielou, Marie-Amice Picart, et de saints hommes comme le noble Keriolet et le paysan Nikolazig. Ils sont des saints de chez nous.
– Plus tard, la longue liste de prêtres religieux et religieuses martyrs de la Révolution Française, où « la superstition parle bas-breton ». On peut comparer les Chouans aux Cristeros du Mexique, contre un état athée et totalitaire ;
– et cette procession de saints arrive jusqu’à nous avec une longue cohorte de missionnaires qui se sont répandus sur tous les continents, des personnages comme le bienheureux Marcel Callo, Alexis Presse qui reconstruisit l’abbaye de Boquen ou encore l’apôtre de la Bretagne chrétienne, Feiz ha Breizh, Yann-Vari Perrot, et son mouvement du Bleun Brug.
4. Cette chrétienté rurale au milieu de la nature nous fait nous émerveiller du Dieu créateur et nous empêche de douter de l’existence de cette « intelligence supérieure » qui a donné un ordre si harmonieux au monde. Et puis Dieu est proche pour un Breton. Il est de l’autre côté du talus. C’est lié au paysage de bocage et valloné, c’est lié aussi aux dangers de la mer. En Breton on ne dit pas «Seigneur Jésus» mais plutôt «Salver Jezuz» (Sauveur Jésus). Les deux sont vrais !
5. Les cantiques bretons sont de véritables exposés catéchétiques, et nous relient aux générations précédentes qui les ont chantés en leur temps.
Dans certains d’entre eux il y a tout un exposé des fins dernières qui font penser à la Divina Commedia de Dante, par exemple « Jezuz pegen bras ‘ve » (kantik ar Baradoz) ou « Allaz piv ne oufe kompren » (Kantik ar Purgator).
Conclusion : Cet exposé ne fait qu’effleurer ce trésor qui constitue l’identité bretonne chrétienne qui tend à disparaître. Nous n’avons pas parlé de ces multiples pratique, aujourd’’hui pour ainsi dire disparues, qui faisaient notre chrétienté en Bretagne.
Ainsi remémorons nous que nous cajolions le bétail en leur donnant double ration à Pâques et à Noël, que nous plantions du buis aux quatre coins des champs avec le buis le Dimanche des Rameaux (ce qui éloigne certains nuisibles…), que nous récitions l’Angélus trois fois par jour et sur trois airs différents suivant le temps liturgique, que l’on oubliait pas les autres le jour du pardon en leur ramenant ‘lodig ar pardon’ (le souvenir du pardon), que nos maisons arboraient un saint dans une niche du mur et qu’il y avait une croix dans chaque pièce… Toutes ces coutumes se retrouvaient plus ou moins un peu partout dans la Chrétienté, mais ici les braises sont encore chaudes !
Ainsi, comme dit le cantique :
« Breizh diskaret, ur piled nebeutoc’h a skedo !
War aodoù ar c’hornaouog na tenval e vezo ! »
(Si la Bretagne est à terre, un cierge de moins brillera !
Sur les rives de l’Occident, comme il fera sombre !).
A nous de nous nourrir et de nous approprier ce trésor, pour la plus grande gloire de Dieu :
Deoc’h ô Doue meuleudi ar pobloù, meuleudi an holl bobloù
A vous mon Dieu la louange des peuples, la louange de tous les peuples !
(Psaume 117)
Brav ! Ha lakaat ar yezh da gentañ, kraf 1: brav c’hoazh ur wezh !
Cet article est très intéressant ! Merci à l’auteur
même si ce n’est pas une méditation 😉