A l’occasion du dernier pardon de Sainte Anne-la-Palud, une discussion numérique et un article sur ABP ont soulevé une question intéressante qu’il nous a paru pertinent de développer ici. Qui de Sainte Anne ou de Saint Yves est vraiment patron de la Bretagne ?
Nous entendons en effet beaucoup parler des deux saints, fêtés le 26 juillet pour Sainte Anne et le 19 mai pour Saint Yves.
SAINT YVES
La fête de la Bretagne s’est retrouvée accolée à la Saint Yves, développée à la manière de la Saint-Patrick de nos cousins irlandais. Les sectateurs de la laïcité essaient aujourd’hui de se débarrasser de la dimension religieuse mais le fait reste : Saint Yves est considéré comme patron de la Bretagne.
Le culte pour cet avocat breton est arrivé très tôt et notamment par ses contemporains. Les premières démarches afin d’obtenir la reconnaissance officielle auprès de la papauté sont initiées par le duc de Bretagne Jean III. Le pape Jean XXII donne une bulle en date du 26 février 1330, décrétant l’ouverture d’une enquête sur la vie et les miracles d’Yves Hélory de Kermartin, et nomme à cet effet trois commissaires apostoliques chargés de se rendre sur place pour entendre les témoins. Leur audition de 300 témoins débute le 23 juin 1330 à Tréguier et s’achève le 4 août suivant. Le 4 juin 1331, les procès-verbaux des enquêtes sont présentés en plein consistoire au pape qui nomme, séance tenante, trois cardinaux chargés d’examiner la cause et de préparer la tenue d’un consistoire au terme duquel il donnera sa décision finale. Par acte du 19 mai 1347, le pape Clément VI, canonise officiellement Yves Hélory en l’inscrivant au catalogue des saints et en fixant au 19 mai le jour de la célébration de saint Yves. Le 29 mai 1347, à la levée du corps du saint, sa tête est placée dans un reliquaire et le reste des reliques mis dans un sépulcre que Jean V de Bretagne fait surmonter d’un monument, dans la cathédrale Saint-Tugdual de Tréguier.
Saint Yves était breton « par accident », pourrait-on dire. Le rayonnement du culte dédié à Saint Yves, qui était un être exceptionnel (il peut être en quelque sorte considéré comme l’inventeur du droit moderne) fait qu’il peut être considéré comme patron des Bretons. Comme patron de la Bretagne, pourquoi pas… mais le culte rendu à Sainte Anne nous fait aller plus loin dans nos considérations.
SAINTE ANNE
Sainte Anne n’est pas sainte en Bretagne parce qu’une autorité l’aurait reconnue comme telle mais par un culte populaire très ancien. D’où viendrait ce culte ? En effet, il n’est nulle part fait mention de la grand-mère de Jésus dans les quatre évangiles. Seul le protévangile de Jacques, qui est le plus ancien des apocryphes, en parle.
Le culte offert à Sainte Anne est enraciné dans cette terre bretonne depuis très longtemps, et il suffit de se référer au culte d’Anne d’Auray pour se rendre compte de cela : sainte Anne demande à Nicolazic de reconstruire la chapelle qui lui avait été dédiée sur les lieux, 924 ans et six mois plus tôt (soit donc dans les années 700). De même, le culte de Sainte Anne au sanctuaire de Sainte Anne-la-Palud est très ancien. Wikipédia rapporte à tort que ce culte à la grand-mère de Jésus en Armorique ne remonte pas au-delà du XIIe siècle, se référant au fait que Sainte Anne ne figure au calendrier qu’à partir de 1382 puis à la bulle de Grégoire XIII (1584) instaurant la fête de Sainte Anne au 26 juillet. Or un document attesté du VIè siècle, rédigé à Saujon, près de Saintes, totalement écrit en latin franc, mentionne qu’il existait un culte ancien à Sainte Anne répandu en Gaule à cette époque et antérieurement. Ce texte intitulé « De Virtutes Apostolorum » (de la vertu des apôtres) ou encore « Pseudo Abdias » servira notamment de base à la Légende Dorée de Jacques de Voragine ou encore à Grégoire de Tours qui lui aussi a accès à ce document (il en parle dans ses vies de saints). La Bretagne a alors conservé ce que d’autres lieux ont perdu.
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Ce culte à Sainte Anne, déjà attesté au Proche-Orient au IIème siècle et à Byzance au Vème siècle, serait apparu en Bretagne vers le IIIème siècle, résultat d’un syncrétisme alliant le culte pour la déesse Dana et une christianisation gauloise ayant eut lieu avant l’arrivée des Brittons. Le culte de Dana qui existait dans l’antiquité bretonne correspond au culte de Bretagne insulaire pour Briga (Brigitte). Briga, c’est « celle qui est élevée ». Dana, c’est la déesse. Mais il s’agit du même culte typique qui expliquera, avec la pensée missionnaire de l’époque, le syncrétisme qui peu à peu se métamorphosera en culte unique à la grand-mère de Jésus, culte qui imprégnera pour longtemps la terre armoricaine. Il n’y a aucun problème derrière cette métamorphose, cette christianisation de cette divinité antique, si l’on se réfère aux « semences du Verbe » de Justin (cf note ci-dessous), qui seront reprises notamment dans les actes du Concile Vatican II. Pour Justin, avant le Christ, qui est la plénitude de la Vérité, les hommes avaient accès à des vérités partielles, car tous ont reçu des « semences du Verbe ». Et, sauf dans les esprits de ceux qui ne comprendraient pas la pensée chrétienne et l’histoire de l’Eglise, cela ne peut remettre en question l’apparition de Sainte Anne d’Auray : il y avait là, dans cette terre bretonne, un terreau propice à l’accueil de la grand-mère de Jésus. Qu’elle ait donc choisi d’apparaître à Yvon Nicolazic est donc dans l’ordre des choses.
Par la suite, le culte se développera à travers l’ensemble de la Bretagne. Le 26 juillet 1914, répondant à l’invitation des cinq évêques de la Bretagne historique, le pape Pie X déclarait officiellement sainte Anne « Patrona Provinciae Britanniae » (patronne de la province de Bretagne). Le 26 juillet 1954, le pape Pie XII terminera son message radiophonique aux pèlerins de Saint Anne en disant : « Re vo melet Santez Anna, Patronez vad er Vretoned ! ». Le même jour, les évêques bretons consacrèrent la Bretagne au Coeur Immaculé de Marie.
Mais au final, qui est patron de la Bretagne ? Pourquoi choisir … car c’est quand même pas mal d’avoir deux patrons pour la Bretagne, comme une même pièce possède ses deux faces : Saint Yves, qui face aux puissants a été le défenseur des pauvres et des faibles ; sant Erwan, le spécialiste du droit à invoquer quand tout va de travers. Et Sainte Anne que l’on invoque comme l’on s’adresserait à notre grand-mère :
« Sainte-Anne, aïeule de notre Sauveur Jésus-Christ, Mère de Notre-Dame et Mère de notre Patrie, bénissez vos Bretons et faites que la Bretagne vive à jamais » (YVP).
Justin est un philosophe de langue grecque qui s’est converti au christianisme après avoir étudié les grands courants de pensée de son temps. Il est né à Naplouse en Samarie et viendra à Rome vers 150. À Rome il a ouvert une école de philosophie où il enseignait le christianisme « la seule philosophie sûre et profitable » (Dialogue 8, 1). Il nous a laissé deux Apologies adressées aux empereurs et le Dialogue avec Tryphon, un penseur juif. Victime de la jalousie du philosophe païen Crescens qui le dénonça comme chrétien, il fut martyrisé en 167.
Les «semences du Verbe» présentes et agissantes dans les diverses traditions religieuses sont un reflet de l’unique Verbe de Dieu, «qui illumine chaque homme» (cf. Jn 1, 9) et qui s’est fait chair en Jésus-Christ (cf. Jn 1, 14). Elles sont à la fois «un effet de l’Esprit Saint au-delà des limites visibles du Corps mystique» et qui «souffle où il veut» (Jn 3, 8) (cf. Redemptor hominis, nn. 6 et 12). (JPII, 9/09/1998)
Je possède un vieux missel français-latin, avec le propre du diocèse de Vannes. Saint Yves y est qualifié de « patron secondaire de la Bretagne » et sainte Anne de « patronne principale de la province de Bretagne ». Si le patronage de sainte Anne a été (a posteriori) reconnu par le pape, je ne sais pas si celui de saint Yves a été officialisé.
Je partage votre conclusion : pourquoi ne pas avoir deux saint protecteurs ?
Bonjour. Il y a beaucoup à dire sur le sujet. Mais il est évident que saint Yves est physiquement plus proche des Bretons. Car il est né en Bretagne, a vécu et officié en Bretagne, a opéré de nombreuses salvations de tout ordre.
Il représente aussi à lui seul toutes les valeurs de justice que portent les Bretons. Car les Bretons, ils ne le savent peut-être pas eux-mêmes, sont porteurs depuis des temps immémoriaux de ce sentiment de justice, sans doute hérité de leurs ancêtres celtiques, et en particulier en Irlande, où, lors de l’invasion par les Anglais, ils continuaient d’observer des lois spécifiques. Ce qui fit dire au gouverneur de l’époque, de l’amour des Irlandais pour leurs lois.
Tout au long de l’histoire les Bretons se sont levés pour crier leur désaccord, quelquefois réprimé dans le sang. L’injustice est aux Bretons inconcevable.
Ceci étant les Bretons reconnaissent en leurs chefs (ou saints) des hommes ou des femmes. Seules leurs capacités à diriger est reconnue. Ce qui différencie la Bretagne de ses voisins, mis à part l’Angleterre, l’Allemagne ou la Scandinavie, pays où les femmes ont toute leur place.
Cependant, l’ancienneté et la notoriété étant de rigueur, la politesse également, on ne peut que s’incliner sur la suprématie de sainte Anne. Saint Yves n’y verrait je crois aucun inconvénient compte tenu de son extrême humilité. Il serait au contraire bien heureux de voir que le culte à la mère de la Vierge Marie, lui qui tout au long de sa vie lui voua une affection particulière, et dès son arrivée à Paris (N.D de Paris), est toujours très suivi. Le culte à sainte Anne (mamm goz ar Vretoned), selon Anatole le Braz, daterait de 15 siècles. Il était très suivi au temps de Yves Hélory à Sainte-Anne la Palud, dans la baie de Douarnenez.
Si saint Yves et sainte Anne sont souvent représentés côte à côte dans des édifices sacrés, la réponse se trouve peut-être dans ces représentations. L’égalité homme-femme, ainsi placés (même hauteur, dimensions égales), démontre de l’état d’esprit des Bretons, qui privilégient la force unie de nos deux représentants auprès de Dieu, dans une même foi au-devant des épreuves.
On pourrait encore arguer de l’utilité d’une hiérarchie dans l’Eglise, ce qui placerait alors le souverain pontife au même rang que le recteur de Tréguier ou de Carhaix. Hiérarchie mise à mal par des schismes destructeurs, mais ce serait poser le débat à un autre niveau.
Et pourtant, tout au long de l’histoire, on prit quelquefois de simples moines pour s’asseoir sur le trône de saint Pierre.
Pour terminer, on oublierait un peu vite que chaque paroisse bretonne, et d’ailleurs, possède son saint protecteur ou sa sainte protectrice. Alors, à quand l’unité dans la diversité de tous ces saints qui nous enseignent que les sacrifices sont quelquefois nécessaires pour atteindre le but ?
* notes : la levée des reliques fut effectuée par l’évêque de Tréguier, Richard du Perrier (ou Poirrier) le 27 octobre 1347. Une cérémonie, toujours très suivie, a lieu tous les ans dans la basilique-cathédrale Saint-Tugdual de Tréguier pour commémorer ce grand jour (troisième dimanche d’octobre). Ce n’est que plus tard que Jean V fit élever un splendide monument sur la tombe du saint. La description antique nous est parvenue.
Saint Yves n’est pas, quoi qu’on en dise, l’inventeur du droit moderne. Il a tout simplement suivi les préceptes de l’Eglise, qui tout au long des conciles stipulait d’aider gratuitement les pauvres dans leurs démarches judiciaires. Hélory n’étant pas un affairiste du droit, il mit un point d’honneur à aider son prochain. Ce que les « autres » bien évidemment ignoraient. Ce qui n’enlève rien à son grand prestige. Imaginez de nos jours un brillant magistrat descendant de son piédestal pour aider son prochain. C’est pour cela que son exemple est resté très vivace dans les mémoires. Un exemple d’humilité alors sans pareil.
Trugarez !
Breizh : daou vanniel, div gêr-benn ha daou sant paeron !