La recherche du plaisir est un trait fondamental de l’expérience humaine. Mais le plaisir peut trahir comme il peut combler (réjouir). Comment distinguer le vrai plaisir par rapport à ses simulacres. Notre rédacteur, Nicholas Lorriman, essaie de lever quelques malentendus à ce propos, particulièrement à l’usage de nos jeunes contemporains, trop souvent victimes de confusions en la matière.
Le plaisir en contexte.
La notion du plaisir est indissociable de la trilogie, plaisir, bonheur, joie. il s’agit des trois dimensions, ou aspects, d’une expérience centrale pour l’homme : la motivation. Il est motivé par la satisfaction de ses désirs. Dans tout ce qu’elle fait, la personne humaine est mue essentiellement par ce qui va lui procurer le plaisir, le rendre heureux, lui faire goûter la joie.
Pour mieux développer le thème du plaisir, il est utile d’éviter des confusions dans l’emploi des termes.
Les trois termes de la trilogie en question se réfèrent à trois aspects d’une même réalité : ce qui satisfait le coeur humain, et correspond à l’attente de son être.
Comme terme générique, pour désigner l’expérience globale, je propose le terme ‘l’agréable’, avec son double sens de ce qui plaît ( latin ‘gratus’) et ce qui agrée, ce qui est en accord. Ici, ce qui est en accord avec l’attente profonde de la personne humaine.
La question identitaire est directement impliquée ici. L’attente de la personne humaine sera forcément définie par sa nature. Un plaisir, un bonheur, une joie, qui s’identifie avec sa nature sera authentique.
Dans le cas contraire, il s’agirait d’un faux semblant. Mais c’est valable dans les deux sens. Tout le monde (le sens commun) sait que la qualité du vrai bonheur, par rapport à des simulacres, est une constante. Ce qui laisse entendre que ce qui est satisfait, la nature humaine, doit elle aussi être constante. Cette équation, que le sens commun affirme, contredit des notions, actuellement à la mode, comme quoi la nature humaine serait une subjectivité, qui peut se réinventer à loisir. Il n’est pas nécessaire d’être philosophe professionnel pour appréhender que le plaisir dénaturé d’un ivrogne n’est pas la même chose que le bonheur d’un fin connaisseur.
L’homme étant avant tout un être de choix, il doit d’abord connaître, pour choisir. Et la première sagesse, vérité maintes fois affirmée, est de se connaître. Se connaissant, il va pouvoir identifier les vrais désirs de son coeur, pour, par la suite, choisir les objets en authentique correspondance avec eux. Notre civilisation matérialiste n’est pas particulièrement heureuse (en France. 10 000 suicides et 200 000 tentatives de suicide par an – on estime entre 2 à 3 millions de personnes par an touchées par un épisode dépressif). Ce qui laisserait entendre que les satisfactions matérielles passe à côté du coeur humain. Pour nourrir son centre vital, pour être lui-même, la personne humaine a plus besoin d’états que de choses. L’amour, la tendresse, le pardon, la générosité sont des états moraux, dont des actes sont des manifestation. On peut préférer la formule états d’âme .
Plaisir et matérialisme.
Justement, le matérialiste, pour qui l’homme est un bout de chair pensante (qu’un matérialiste à 100% nous prouve, dans sa logique, autre chose), et pour qui tout est chose, est en difficulté. Il est obligé d’admettre une vie morale, pensées,sentiments etc., mais ne peut envisager des états, entendant une stabilité effective : ce qui reste le même, sans changement. Tout le monde sait que l’amour vrai reste le même. Les sentiments qui l’expriment peuvent varier, mais l’amour est constant. Le sonnet CXVI de Shakespeare le dit. Et pour lui, et pour les amoureux, ce n’est pas simplement une façon de parler.
Être amoureux. En anglais, to be in love. Être en amour. Un état.
Pour le matérialiste, l’amour ne peut ne pas se réduire à une activité nerveuse (par définition en évolution perpétuelle), mais, si on veut, d’une qualité plus raffinée que d’autres. Aussi, un état est-il nécessairement métaphysique, non issu du physique, ceci étant radicalement instable. Un état moral est forcément un état d’âme, provenant de la dimension métaphysique de la personne, son âme.
Faux débats.
La notion de l’agréable, formulée habituellement par le terme plus restrictif de plaisir, devient si souvent une pierre d’achoppement, pour ne pas dire un ‘pons asinorum’, dans le débat entre croyants et non-croyants. Pour le non-croyant les règles morales dictées par la foi religieuse deviennent des rabats-joie, bloquant un libre accès aux plaisirs. La souffrance et le refus des plaisirs étant perçus comme les conditions de l’idéal chrétien, la sainteté. Pour le croyant, la négation de Dieu s’accompagnerait d’un antinomisme radical, encourageant un libertinisme sans frein.
Ce sont des caricatures, mas l’imaginaire naïf ( et qui n’a pas son côté naïf, les soit-disants intellectuels certainement) se plaît dans des caricatures plus ou moins grotesques de l’adversaire, et ceci pour éviter de troubler une motivation rudimentaire: le rejet. Mais il y a bien évidemment malentendu.
On constate que les athées pur jus sont plus souvent des stoïciens que des libertins, et que les croyants ont plutôt tendance à remercier leur créateur pour les bonnes choses de la vie, en en profitant allégrement.
Les deux caricatures partagent une même erreur réductionniste. Elle se situe à deux niveaux :
- Réduire la notion du plaisir à sa forme exclusivement sensuel, en faisant abstraction des plaisirs affectifs, moraux, intellectuels, et spirituels etc. .
- Laisser entendre qu’à chaque niveau de l’organisme humain correspondrait un plaisir unique. Un plaisir purement intellectuel, spirituel etc.
Mais l’organisme humain est un système intégré, où chaque modification locale répercute, plus ou moins directement, sur l’ensemble.
Pour illustrer ce circuit sympathique de l’organisme humain, l’exemple contraire de la douleur est encore plus flagrant. Une douleur persistante dans un doigt de pied, par exemple, va avoir un effet sur tous vos mouvements, pas seulement sur ceux des jambes, et va, si vous êtes amoureux, freiner vos capacités d’épanchement sentimental ; et, si vous êtes chercheur, ou journaliste, inhiber votre activité intellectuelle. Et , en général, votre bonne humeur va prendre un coup, et votre moral sera tiré vers le bas.
Une vision personnaliste.
On n’a pas à chercher loin pour constater que la hiérarchie de l’agréable est également un système de vases communicants. La bonne humeur est une forme, même si modeste, de bonheur. Elle influe sur la personne physique. Elle favorise une certaine vigueur dans le corps, ou, dans le cas d’un corps gêné par la souffrance, elle contribue à en atténuer l’impacte.
Plus important, il y a une logique existentielle dans l’expérience de l’agréable, qui va à l’encontre de toutes les visions manichéennes,dualistes de l’existence, qui opposent le corps à l’esprit. Catharisme, jansénisme, puritanisme (‘the Puritains’ l’équivalent, anglais et protestant, des Jansénistes français. 17e siècle, également), jusqu’à l’instrumentalisme contemporain, où le sujet psychique est opposé à l’objet physique ( ‘mon corps m’appartient’).
La logique existentielle en question est que tout vrai plaisir physique a sa part de joie, comme toute vraie joie résonne dans le corps.
Ce n’est pas pour rien que le premier miracle de la vie publique du Christ, pour ainsi dire son miracle fondateur, eut lieu dans le contexte d’une célébration de noces, occasion de joie. Et le signe prééminent de cette joie est le plaisir que procure le vin. Le supplément de vin, offert par le Seigneur de la Vie, apporte un supplément de joie. ‘….et le vin qui réjouit le coeur de l’homme’ (Psaume 104). Remarquez, qui réjouit son coeur, pas simplement son corps.
La fameuse statue du Bernin à Rome, L’Extase de Sainte Thérèse, est éloquente pour une vision intégrée de la relation corps/ âme. La posture, les gestes, et l’expression du visage de la sainte font écho à l’expérience de l’émotion conjugale féminine. Mais en même temps, l’impression d’ensemble de l’oeuvre est d’une expérience hautement spirituelle.
Le Freudien va probablement dire que les éléments de composition qui semblent spiritualiser l’expérience ne font que créer une illusion, l’émotion de la sainte n’étant qu’une émotion génitale sublimée.
Le personnaliste, qui voit la personne humaine comme un tout intégré, où toutes les composantes sont solidaires les unes avec les autres, va dire que les plus intenses plaisirs physiques et les plus grandes joies spirituelles se font nécessairement écho, dans une heureuse continuité.
Et qui va nier que l’acte conjugal, accompli par des époux heureux, ne représente un sommet du bonheur humain, où les joies de la chair fusionnent avec celles de l’esprit ?
Le plaisir et l’amour.
L’agréable pose un problème identitaire fondamental: la communicabilité. Est-ce que jouir de ce qui est agréable reste essentiellement une expérience subjective, non-communicable? Le plaisir sensuel met bien en évidence le dilemme en question. Le plaisir en tant que sensation est subjectif. Le vin, ou l’orgasme agitent les nerfs agréablement. Mais c’est mes nerfs. Apparemment, je me donne le plaisir.
L’équivalent en anglais de ‘s’amuser’ est parlant, à cet égard. Je me suis bien amusé – I enjoyed myself a lot. You enjoy yourself. Vous jouissez de vous-même.
Comment sortir de ce subjectivisme, pour atteindre le partage? Ou, est-ce que le partage n’est qu’une illusion ? L’union conjugale serait-il deux sensations confrontées l’une à l’autre, pour ainsi dire emprisonnées dans les deux corps ? Comment peut-on donner des sensations qui semblent posséder votre corps ? Est-ce que l’on peut se déposséder -pour ainsi dire- du plaisir conjugal, pour le donner à l’autre ?
Est-que la relation est possible ? Il s’agit ici de tout le thème de l’identité humaine.
Mais en attendant, il n’est pas sans intérêt de constater que tous les grands courants philosophiques et religieux traditionnels, au moins jusqu’à la Renaissance, avec ses suites rationalistes, et notamment le Judaïsme et le Christianisme, impliquent, et souvent déclarent, une réponse univoque à cette question. Sans une précédente relation avec la source incréée (Dieu), l’homme ne peut rentrer dans une relation substantielle avec autrui. Il serait condamné à un solipsisme sans issue, et le plaisir serait par définition incommunicable.
Cependant l’expérience dément cet état des choses. Les amoureux diraient par exemple que le plaisir est communicable, devenant don, grâce à leur amour. L’amour donc libère, on ne serait plus prisonnier de soi-même. Mais comment être sûr de l’amour ? Où trouver le vrai amour ?
Au centre de l’enseignement du Christ se trouve une double affirmation, d’une part que la seule relation authentique est une relation d’amour, et d’autre part que la relation d’amour avec Dieu précède et rend possible celle entre les hommes. La réponse de Jésus au Sadducéen (Mat. 22. 37 40) ne peut être plus clair. Aimer Dieu est ‘le premier et le plus grand des commandements’, dont le second, ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’, en dépend. L’homme trouve son identité dans une triple relation d’amour :
La relation avec Dieu permet la relation avec soi-même, qui permet la relation avec autrui.
bon article mais vos catégories sont très freudiennes tout de même