Par Martin Drouin, Historien*
Chaque printemps, la Bretagne sort des boîtes de rangement hivernal ses attributs identitaires. Au cours de l’été, des centaines de milliers de touristes viendront s’abreuver à la source d’une culture originale et fréquenter tant les plages de la Côte de granit rose ou du golfe du Morbihan que quantité de sites naturels, historiques, mégalithiques, voire légendaires. De la pointe du Raz à l’île d’Ouessant, du château de Fougères à la vieille ville de Quimper, du site de Carnac à la forêt de Brocéliande, la région ne manque pas de ressources. À une offre déjà convaincante, le patrimoine religieux abonde : cathédrales, églises, chapelles, enclos, calvaires, fontaines et croix de chemin rappellent, dans la pierre, la foi des ancêtres et l’ancienne force du catholicisme en Bretagne.
Aux côtés des incontournables de la Bretagne et des monstres sacrés, on a beaucoup parlé ces dernières années de « petit patrimoine ». Ces lieux et ces sites de moindre importance, non protégés par l’institution patrimoniale, mais investis de sens et de considération par des collectivités locales, font désormais l’objet d’attention. Dans le but de mobiliser et de fédérer les initiatives, une fondation a d’ailleurs été créée en 19961. Ce patrimoine de l’ordinaire avait entraîné depuis bien des années déjà des citoyens, tout aussi ordinaires, dans l’aventure de la protection et de la conservation. Des regroupements de sympathisants, des comités villageois, des « amis de… » et des associations ont ainsi multiplié les chantiers de restauration, les activités de financement, les demandes auprès des autorités communales, départementales ou régionales pour sauver leur patrimoine.
Il y a cinquante ans, la situation du « petit patrimoine » religieux paraissait alarmante, presque catastrophique. On peut dire aujourd’hui, sans exagérer, que les chapelles de Bretagne ont été sauvées. Et cela grâce aux collectivités locales. Depuis la fondation en 1952 de Breiz Santel – ou Bretagne sacrée en breton –, des centaines de comités de quartier se sont formés. Les créations ont pris une telle ampleur au cours de la seconde moitié du XXe siècle qu’il faut désormais parler d’un véritable mouvement de sauvegarde des chapelles en Bretagne. Tout aussi impressionnante est la quantité de bâtiments restaurés. Même si le nombre n’a jamais vraiment été évalué, on croit pourtant qu’il y en aurait environ 2000 encore debout (Provost, 2002 : 94-95). La « terre des chapelles » a donc repris ses droits devant ce qui aurait pu devenir une « terre de ruines ». Le projet de restauration des associations s’achèverait-il ainsi ? Et pour la suite ? Pour Breiz Santel, qui avait jadis formulé le mandat de relever toutes les chapelles de Bretagne, il s’agirait de leur redonner une fonction religieuse. À moins d’un revirement complet de la tendance observée ces dernières décennies, la réponse ressemble davantage à un vœu pieux qu’à une véritable avenue2. La déchristianisation en Bretagne, comme au Québec, a vidé tant les églises que les chapelles. Dans un autre registre, quelques tentatives ont par ailleurs tenté de requalifier ces lieux en leur donnant une vocation culturelle. Machinalement, souhaitera-t-on faire appel au dieu tourisme pour remédier à la situation ? Dès lors, une question se pose : le « petit patrimoine » religieux peut-il avoir droit de cité aux côtés du « grand patrimoine » ? Les associations locales, qui ont investi tant d’énergie dans la restauration de chapelles, les ont aimées et cajolées, peuvent-elles y trouver un nouveau projet mobilisateur ?
Si l’on regarde du côté du patrimoine maritime, l’autre grande passion associative de la Bretagne, les bénévoles ont réussi, en parallèle au travail de restauration, à transformer l’effort de conservation en de véritables événements touristiques pour le grand public. Il serait donc possible de fréquenter le « petit patrimoine ». L’engouement citoyen date semblablement de la même période. Alors que disparaissaient les dernières flottilles à voile dans les années 1950-1960, les premiers essais de promotion des traditions maritimes émergeaient. Étaient ainsi créés en 1961, le Musée de la pêche de Concarneau et les Amis du musée du même nom. Les associations locales se sont lancées au cours des années 1970, à la suite des réunions d’Old Gaffers, dans la restauration et la reconstruction de vieux gréements, encouragées par Chasse-Marée, revue bretonne dédiée au monde de la mer. La renommée du patrimoine maritime a pris de nouvelles proportions avec les rassemblements de Douarnenez et de Brest en 1992, imitant celui des « vieilles coques » de Concarneau. Depuis, tous les quatre ans, chaque manifestation voit grossir sa fréquentation et la structure de l’événement. Si les animateurs de la première heure semblent s’essouffler, tel que le notait Gaëlle Ferradini (2001), les autorités de la région ont tout intérêt à favoriser la répétition des grands rassemblements. À Brest, par exemple, lors de la dernière édition, une enquête révélait que 80 % des visiteurs s’étaient déplacés spécialement pour l’occasion, séjournant en moyenne un peu moins d’une semaine dans la ville3. Quant au Musée de la pêche de Concarneau, il totaliserait aujourd’hui – selon les chiffres donnés par la municipalité – quelque 100 000 entrées par année4. Les associations de vieux gréements, il est vrai, aidées par une structure institutionnelle désormais solide, ont permis à leur « petit patrimoine » de se tailler une place enviable.
Les associations de chapelles pourraient-elles imiter leurs consoeurs ? On en doute. Il faut d’abord souligner l’aspect spectaculaire des grandes fêtes maritimes qui permet au « petit patrimoine » de côtoyer le « grand », les modestes embarcations mouillant aux côtés des prestigieux trois-mâts. Il faut faire ensuite une distinction entre la côte et l’intérieur de la Bretagne ; certains diront entre l’Armor et l’Argoat pour reprendre le vocabulaire breton. En effet, l’univers du tourisme tourne majoritairement autour des 2730 kilomètres de côtes, le tiers du littoral français. La région se classait d’ailleurs première destination des séjours à la mer en 2005 (Région Bretagne, 2005 : 12). Le centre de la Bretagne, c’est-à-dire le monde des petites chapelles rurales, peine à attirer sa part de touristes. Il n’y a peut-être que Rennes, la capitale, pour tirer son épingle du jeu. Signe annonciateur ? L’Office du tourisme a établi ses quartiers dans l’ancienne chapelle Saint-Yves. Il est vrai, la région de Carhaix s’impose aussi. Toutefois, si le Festival des vieilles charrues – un clin d’oeil des organisateurs aux rassemblements de vieux gréements – attroupe des foules considérables et s’est façonné une réputation européenne, il faut préciser que l’on parle ici de musique rock et non de patrimoine, quoique, depuis 2000, l’association ait engagé cinq jeunes chercheurs pour lancer la revueMémoire du Kreiz Breiz (c’est-à-dire du centre Bretagne), dédiée justement à valoriser le patrimoine local. Peut-être que les retombés du rock favoriseront, un jour, la mise en valeur des chapelles de la région. En attendant, la différence entre la côte et l’intérieur demeure encore bien valable. C’est dans ce contexte, d’ailleurs, que le Musée de la pêche de Concarneau peut prétendre à un tel nombre d’entrées parce que situé dans l’ancienne ville fortifiée, destination depuis longtemps inscrite sur les itinéraires de voyage. À l’instar de la route nationale qui ceinture la péninsule, le touriste semble suivre le littoral pour profiter des paysages et des sites exceptionnels. Pourrait-on le détourner vers l’intérieur, vers le centre de la Bretagne ?
Les associations de chapelle ont tout de même réussi à offrir un produit culturel de qualité, devenu important, voire incontournable, tout en restant relativement modeste. La tenue du pardon annuel – événement qu’il faut multiplier par le nombre de comités locaux ! – a créé un véritable engouement. Tombée en désuétude dans les années 1950-1960, sauf dans les lieux de pèlerinage les plus prestigieux, l’ancienne fête religieuse s’imposait tout naturellement5. Le pardon se dessinait comme la référence culturelle par excellence : la perpétuation d’une pratique ancestrale. Une occasion aussi, pour certains, de partager une foi commune. Le prétexte tout désigné pour rassembler la collectivité et réanimer l’édifice. Le succès de l’événement s’avérait d’autant plus essentiel qu’il permettait d’amasser une partie importante du financement nécessaire aux travaux de restauration. Du mois de mai au mois de septembre, chaque dimanche, s’organisent donc plusieurs de ces pardons. À Poullaouen, les fêtes des associations des quatre chapelles du lieu se succèdent tout au long de l’été, sans compter celles des communes avoisinantes. La journée se divise en deux moments. La fête religieuse, avec la célébration et, parfois, la procession de bannières, amorce les activités. S’ouvre ensuite la fête civile avec le repas, la musique, la danse et les jeux bretons. Le deuxième dimanche de juillet, 1000 dîners sont servis par les amis de Saint-Brendan à Langonnet. Une affluence exceptionnelle pour un édifice d’une capacité maximale de 200 personnes qui n’a véritablement rien de prestigieux. Les pardons n’ont évidemment pas tous cette ampleur et leur qualité peut varier d’une association à l’autre. Un constat s’impose cependant aujourd’hui, une trentaine d’années après la renaissance des pardons : dans plusieurs endroits, alors que se concluent les chantiers de restauration, les fêtes perdent en grandeur et en ravissement. Organisée par un comité vieillissant ou fatigué et qui se sent moins pressé d’amasser des fonds, cette manifestation serait-elle vouée à disparaître de nouveau ? Il faut se rendre à l’évidence, les seules épaules des bénévoles des associations portent trop souvent l’animation de ce « petit patrimoine ».
Au fil des ans, quelques expériences sont tout de même venues de l’extérieur du milieu associatif. Le conseil général des Côtes d’Armor a lancé un circuit balisé de chapelles, qui n’inclut pas exclusivement des monuments classés. Plus intéressante est l’initiative de l’Association pour la sauvegarde du patrimoine religieux en vie (SPREV). Depuis 1984, des visites guidées ont mission de dépasser un discours à caractère seulement historique ou architectural par l’initiation à la dimension religieuse du patrimoine. Par les multiples facettes de l’interprétation, les petites chapelles rurales peuvent ainsi tirer parti de l’animation. Un groupe de communes du département du Morbihan a, de son côté, initié un rendez-vous annuel intitulé « L’art dans les chapelles ». Quatre circuits proposent la découverte de créations contemporaines d’artistes sollicités depuis 14 ans. Cette année, 26 chapelles peuvent être visitées, dont plusieurs ont été restaurées par des associations tandis que d’autres ont le titre de monument historique. Cohabitent ici le « petit » et le « grand » patrimoines. Assez généralement, les activités offertes se résument à l’organisation de concerts et semblables déclinaisons. Le chant des chapelles fait découvrir, par exemple, quatre des huit lieux de culte de Plougastel. Il est clair cependant que les 2000 bâtiments estimés ne peuvent devenir autant de salles de spectacles. Par ailleurs, des problèmes de recrutement de guides et de fréquentation des lieux ont poussé la SPREV à arrêter son processus d’expansion pour se concentrer dans des édifices plus prestigieux. S’agirait-il d’un aveu d’impuissance face au « petit patrimoine » religieux ?
Pourtant, pour celui ou celle parti à la recherche de ces chapelles, il s’agit d’un véritable plaisir. Avec l’aide précieuse d’une bonne carte et d’une dose conséquente de patience, l’aventure s’apparente à une chasse au trésor. Quelquefois l’on trouve, alors qu’à d’autres occasions l’on revient bredouille. Car il faut préciser que la majorité des édifices ont été construits loin des églises, en pleine campagne, pour les populations qui habitaient, justement, à trop grande distance du centre paroissial. Le parcours débute habituellement près de la place principale où, généralement, un plan sommaire signale l’existence de chapelles dans la commune. Plus loin, quelques signalisations autorisent le chercheur à croire qu’il est sur la bonne route. Atteindre le but nécessite cependant bien des détours. C’est précisément le charme de ces ballades : errer dans la campagne et se gorger de paysage. L’activité permet aussi d’entrer en contact avec la population : le passant, la boulangère ou le bistrotier participe à la poursuite effrénée, tout comme l’informé contribue au commerce de l’informateur. L’objectif n’est jamais gagné. Et puis, il y a la découverte. Après un tel dédale, la satisfaction est toujours au rendez-vous. Une simple chapelle perdue au coeur de la Bretagne suffit au bonheur du voyageur. Lorsqu’elle est située non loin de quelques maisons, l’intrépide peut s’enquérir de la clé. Si la pratique a disparu pour les monuments plus importants, un panneau indique par exemple au cours de l’hiver à la porte de Saint-Fiacre du Faouët que la clé n’est pas chez le voisin, le « petit patrimoine » donne encore cette possibilité. La liberté aussi de s’offrir des lieux inconnus. Et tant pis si l’on ne trouve pas la chapelle désirée, le « petit patrimoine » excuse aussi de ne pas l’avoir vue.
Le « petit patrimoine » religieux serait-il voué à n’être que des bâtiments d’accompagnement ? Une chose est certaine, il ne peut lutter sur le même terrain que les monuments les plus prestigieux. À choisir, ces derniers obtiendraient la faveur du public, parce que fascinants dans la beauté et la richesse de leur architecture et de leur histoire. Et si le geste des restaurateurs était valorisé ? Si, tel que le note pertinemment le site Internet de Breiz Santel qui « rend hommage aux milliers de bâtisseurs bénévoles bretons »6, l’on s’intéressait à ces centaines d’associations anonymes ? À des hommes comme Victor Lorvellec qui a gardé la chapelle Saint-Abidon en vie dans un esprit de générosité ? À des femmes comme Anne Scordia qui pendant plus de quinze ans, avec un groupe de bénévoles, a restauré la fontaine de Saint-Fiacre, non loin de la chapelle du même nom et que, pourtant, presque personne ne visite ? Peut-être que, reconnues à l’échelle de la Bretagne comme mouvement social d’importance, ces associations trouveraient une source de motivation dans l’animation de leur chapelle. Peut-être aussi que des plus jeunes se joindraient à l’aventure pour impulser un nouveau souffle à des associations qui en ont grandement besoin. Peut-être aurait-on alors le désir de fréquenter ce « petit patrimoine » ?
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* Cet article a été initialement publié dans la revue Théoros (Martin Drouin (2005), « De la fréquentation du « petit patrimoine » : Chapelles et tourisme en Bretagne », Téoros, vol. 24, no 3, en ligne : https://teoros.revues.org/2214 ) , et est diffusé sur Ar Gedour avec l’aimable autorisation de l’auteur.
NOTES
1- Voir le portail officiel de la Fondation du patrimoine, [www.fondation patrimoine.com], consulté le 14 septembre 2005.
2- Voir, à ce propos, l’article de Tranvouez (2001 : 11-34).
3- Groupe Asten, Enquête de satisfaction, Brest, 2004, [www.brest2004.fr], consulté le 14 septembre 2005.
4- Portail officiel de la commune de Concarneau, [www.concarneau.org/musee_peche.php], consulté le 14 septembre 2005.
5- À propos des pardons, on peut consulter Provost (1998).
6- Pour un portrait général de Breiz Santel, voir le site Internet de l’association, [www.breizsantel.org], consulté le 14 septembre 2005.
BIBLIOGRAPHIE
Ferradini, Gaëlle (2001), La construction sociale du patrimoine maritime en Finistère : le cas des associations, Mémoire de maîtrise de sociologie, Université de Bretagne occidentale, 93 p.
Provost, Georges (1998), La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIesiècles, Paris, Cerf, 530 p.
Provost, Georges (2002), « Chapelles et pèlerinages », dans Bernard Tanguay et Michel Lagrée (dir.), Atlas d’histoire de Bretagne, Morlaix, Skol-Vreiz.
Région Bretagne (2005), La Bretagne en chiffres, Rennes, Région Bretagne.
Tranvouez, Yvan (2001), « Le ciel breton, demain », Catholica, printemps, p. 11-34.
Crédit photo : Martin Drouin
Illustration 1 : Construite au 17ème siècle à flanc de coteau dans la vallée du Naie au cœur du Morbihan, la petite chapelle de la Trinité de Lanvénégen a bénéficié de l’appui de différentes associations de sauvegarde depuis un demi-siècle.
Illustration 2 : Envahi par le lierre et la végétation, la chapelle Saint-Trémeur à Guerlesquin dans le Finistère n’était plus qu’une ruine lorsqu’une association se mit sur pied au début des années 1990. L’ancien édifice du 16ème siècle a bénéficié d’un vaste chantier de reconstruction auquel participèrent quelque 80 bénévoles.
C’est à nous , »le petit reste » d’aller dans ces « maisons de prière », qui n’ont pas été construites pour qu’on y expose un soi-disant art, et pour …y prier. Tout simplement. Parce que lorsque nous
« levons » une prière vers notre Cré ateur, vers notre Mère du Calvaire, nous allons mieux. Le Maître nous dit: si vous venez chanter dans vos chapelles, les ténèbres se retireront. Alors, prenez contact avec « Les Chapelles Chantantes ». On prie. Tout simplement. Et on partage un bon « fars-forn » chez la voisine.