La fin de la civilisation paroissiale

Amzer-lenn / Temps de lecture : 9 min

20140907_162142.jpgCet article est issu de l’ouvrage “Catholiques en Bretagne au XXème siècle” de Yvon Tranvouez disponible aux Presses Universitaires de Rennes ou en consultation et téléchargement ici. Cet extrait est publié sur Ar Gedour avec l’aimable autorisation de l’auteur. 

[…] Dans le prolongement des réflexions de René Le Corre, j’incline à penser que la première chose qui nous attend, c’est la disparition de la civilisation paroissiale34. Elle se produit déjà sous nos yeux, et trois facteurs se conjuguent pour la rendre inéluctable. Le tarissement des vocations sacerdotales, particulièrement sensible depuis les années soixante, a eu pour conséquence la diminution rapide du personnel ecclésiastique. Le diocèse de Quimper, par exemple, disposait encore de 1 096 prêtres en 1955, mais il n’en avait plus que 548 en 1994 : deux fois moins en quarante ans. Le remplacement des générations n’étant plus assuré, le clergé a sensiblement vieilli. En 1999, on comptait 152 prêtres retirés du ministère sur un total de 470, soit un tiers des effectifs à la retraite, alors qu’on sait que dans la profession celle-ci ne se prend guère, en général, qu’à l’âge de soixante-quinze ans. L’état présent du clergé breton justifie donc qu’on lui applique les remarques formulées en 1991 par Jacques Maître à partir des statistiques nationales :

Quelles que puissent être les fluctuations futures par rapport aux données actuelles, l’ordre de grandeur du nombre des prêtres dans trente ans n’en dépendra pas. […] Les ordinations prévisibles ne peuvent modifier que faiblement la structure d’une pyramide d’âges où la part des prêtres ayant dépassé soixante-cinq ans, déjà considérable, va devenir l’essentiel sur un total en décroissance rapide. Le quadrillage ecclésiastique du territoire et de la population va se distendre considérablement, avec toutes les conséquences incontournables que ce processus va entraîner35.

Depuis plusieurs années déjà, il n’est plus possible d’affecter un prêtre à chaque clocher. Tous les diocèses bretons ont en tiré les conséquences en entreprenant de remodeler leurs structures. Ils le font d’autant plus volontiers que l’évolution de la société entraîne une mobilité accrue des individus et une crise généralisée des instances territoriales de proximité : à cet égard, la fermeture d’une église obéit à la même logique que celle d’un bureau de poste ou d’une épicerie de village36. Mais les regroupements de paroisses et la mise en place d’équipes pastorales réduites opérant sur des territoires élargis ne font que repousser un problème proprement religieux : tôt ou tard, faute de prêtres, c’est la possibilité même d’un maillage ecclésiastique du territoire qui deviendra problématique.

 

À cette crise de l’offre s’ajoute une raréfaction de la demande. J’ai déjà dit la désertion des offices dominicaux. Les rites de passage résistent mieux : d’après le sondage de 1996, 63 % des Bretons trouvent « très » ou « assez » important de se marier à l’église, 73 % de baptiser leurs enfants, 66 % de se faire enterrer religieusement, et ces pourcentages ne décrochent que de six à dix points si l’on isole l’opinion des 18-24 ans. Ceux-ci « ne pratiquent plus, mais ils ne veulent pas couper le cordon ombilical avec les “fondamentaux” de leur religion », commente Marcel Quiviger37. Le cordon ombilical, oui, on ne saurait mieux dire. Les 80 % de Bretons qui, en réponse au même sondage, persistent à se dire catholiques, alors que leurs pratiques et leurs croyances s’écartent nettement des prescriptions et de la doctrine de l’Église, manifestent un sentiment d’appartenance dont les motivations profondes sont sans doute analogues à celles que Frédéric Dard exposait naguère dans un passionnant dialogue avec Mgr Mamie, évêque de Fribourg. L’auteur de San-Antonio exposait qu’ayant élu domicile en Suisse, il avait reçu pour la première fois une feuille d’impôt religieux :

C’était stupéfiant, expliquait-il, pour moi, Français, qui, au plan religieux, avais toujours versé ce qu’on appelle chez nous, en France, le « denier du culte ». C’est-à-dire une obole absolument facultative et en tout cas minime. Recevoir brusquement un imprimé qui vous dit : « Monsieur, veuillez payer avant le tant, telle somme », cela fait bondir. […] [Un ami] m’a dit : « Tu n’es pas obligé de payer. Tu peux répondre que tu es catholique d’origine, mais que, en fait, tu es agnostique. C’en sera fini et tu n’auras plus d’impôt à payer. » J’ai réfléchi et vous ne pouvez savoir combien j’ai été éclairé sur moi, sur mes convictions, sur ma foi. Je ne suis pas pratiquant, je ne suis pas un catholique fervent hélas. Mais j’ai découvert que je préférais payer tout ce qu’on voudrait plutôt que d’abjurer ma religion en me déclarant agnostique. Ma religion, c’est mon enfance, mes racines, ma vraie nation38.

  

Je suis bien d’accord avec Émile Poulat lorsqu’il écrit que « les catholiques comme ça, numériquement, ils pèsent lourd39 ». Mais, précisément, ils ont eu, eux encore, « une enfance catholique40 », ou au moins leurs parents ou leurs grands-parents l’ont eue. Que se passera-t-il dans une ou deux générations, quand les repères familiaux de cet héritage religieux ne seront plus des visages dont on se souvient mais de simples noms sur une pierre tombale ? Je m’interroge d’autant plus sur la capacité de survie de ce catholicisme culturel que le taux de catéchisation s’est effondré : dès 1989, il n’était plus que de 50 % dans le Finistère.

  

On touche ici au troisième facteur qui contribue à cet effacement de la civilisation paroissiale, l’inadéquation entre l’offre qui demeure et la demande qui perdure. Le cas des obsèques est particulièrement éclairant, et il vaut la peine de s’y arrêter un instant, quand on sait le poids de la culture macabre en Bretagne, surtout dans sa partie occidentale41. Chacun peut constater que le monde moderne tend à cacher la mort, qu’il abandonne aux spécialistes. La géographie urbaine en témoigne parfois éloquemment, comme à Brest où le Centre hospitalier universitaire, le funérarium et le crématorium voisinent dans le même quartier excentré. Dans cette nouvelle configuration spatiale, le passage du défunt par l’église paroissiale de son domicile devient une gêne, matérielle et psychologique. Les convois funèbres se font discrets, les fourgons mortuaires abandonnent le noir pour un gris plus sobre. Au reste, il n’y a plus d’avis de convoi dans les journaux, mais des avis de décès, dans lesquels les références religieuses se font rares : 3 % en 1990 dans Ouest-France, contre 45 % encore en 1940 dans son ancêtre L’Ouest-Éclair42. En revanche, comme on l’a vu, la demande de funérailles religieuses reste forte. Mais la disette de prêtres obligera de plus en plus à confier aux laïcs la conduite des cérémonies, comme cela a commencé de se faire dans le Finistère en 1999. « Nous ne pourrons, évidemment pas, parler d’enterrements au rabais, assurait Mgr Guillon, interrogé par un journaliste. Je suis convaincu que la qualité des célébrations sera exactement la même43. » Qu’il ait tenu pourtant à l’affirmer montre bien le souci de répondre aux inquiétudes légitimes de l’opinion, qui voit, en quelque sorte, l’Église recourir à des amateurs au moment précis où les Pompes funèbres professionnalisent et diversifient leurs prestations.

Quand j’étais jeune débutant, confiait il y a quelques années le responsable de la communication aux Pompes Funèbres Générales, notre mission se limitait au domaine du « faire », de la technique : le choix du cercueil, du corbillard. Aujourd’hui, nous sommes amenés à nous intéresser au domaine de « l’être ». Être à côté des familles, les conseiller pour l’organisation de cérémonies de moins en moins codifiées, des cérémonies qui veulent « ressembler » au défunt et à l’image laissée par lui44.

  

Notons bien ces derniers mots, qui montrent combien l’attente des familles, soucieuse avant tout de la mémoire des disparus, s’éloigne de plus en plus du message de l’Église, centré sur leur destin éternel. Il suffit de se promener dans un cimetière pour remarquer, au vu de l’ornementation des tombes les plus récentes, ce divorce rampant. Comment s’en étonner, d’ailleurs, quand on constate, plus largement, que le catholicisme persiste bien souvent à employer une langue de bois jusque dans les médias les plus modernes dont il se dote ? Indépendamment du discours, il y a un vocabulaire et un ton de curé, une sorte de sirop ecclésiastique dont même les laïcs les mieux intentionnés peinent à se défaire. Je suis tenté de penser que la popularité de Mgr Gaillot a moins tenu à ce qu’il disait qu’au fait que lui, au moins, parlait comme tout le monde. Et je laisse chacun méditer sur l’affligeante pauvreté esthétique de la liturgie ordinaire dans bon nombre de paroisses45. Les rites religieux traditionnels ne répondent plus à l’attente de la société festive d’aujourd’hui : l’effacement de la Toussaint par Halloween n’est que la dernière étape d’un détournement qui vide peu à peu les temps forts du calendrier chrétien de leur signification originelle. En Bretagne comme ailleurs, l’Église ne contrôle plus l’espace ni le temps, ni les consciences.

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  • 34 Voir les analyses roboratives de DanièleHervieu-LégerCatholicisme, la fin d’un monde, Paris, (…)

  • 35 Jacques Maître, « L’évolution statistique du catholicisme depuis la Libération », dans Guy Michel(…)

  • 36 Voir Paul Mercator(pseudonyme d’un groupe de géographes), La Fin des paroisses ? Recompositions d(…)

  • 37 Marcel Quivigerop. Cit.

  • 38 Mgr Pierre Mamie avec Frédéric DardD’Homme à homme, Fribourg, Éditions Martin Michel SA, 1984 (…)

  • 39 Émile PoulatPoussières de raison…op. cit., p. 170.

  • 40 Voir le beau livre de Jacques de ChalendarUne Enfance catholique, 1920-1940, Paris, Fayard, 2000

  • 41 Voir Alain Croix, FanchRoudautLes Bretons, la mort et Dieu, de 1600 à nos jours, Paris, Messid (…)

  • 42 Michel Lagrée, « La religion et la mort dansL’Ouest-Éclair », dans MichelLagrée, Patrick (…)

  • 43 Yves-Marie Robin, « Funérailles : des laïcs plus présents », Ouest-France, 18 novembre 1999.

  • 44 Joseph Berchoud, « Les traditions religieuses et la mort », Actualité des Religions, n° 21, novem (…)

  • 45 Voir les réflexions acides de Paul Winninger sur « le culte public », dans Le Droit et les institu (…)

À propos du rédacteur Eflamm Caouissin

Marié et père de 5 enfants, Eflamm Caouissin est impliqué dans la vie du diocèse de Vannes au niveau de la Pastorale du breton. Tout en approfondissant son bagage théologique par plusieurs années d’études, il s’est mis au service de l’Eglise en devenant aumônier. Il est le fondateur du site et de l'association Ar Gedour et assure la fonction bénévole de directeur de publication. Il anime aussi le site Kan Iliz (promotion du cantique breton). Après avoir co-écrit dans le roman Havana Café, il a publié en 2022 son premier roman "CANNTAIREACHD".

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Un commentaire

  1. c’est pour toutes ces raisons,que… Dieu suscite des prophètes,lesquels sont jalousés, incompris,rejetés ,par les “scribes et les anciens,média et structures”,mais dont les bonnes oeuvres sont évidentes! Voir église Sainte Catherine à Bruxelles et bien d’autres… Le Créateur et Père tient notre planète et nos “esprits forts” entre Ses Mains.

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