Saints bretons à découvrir

Le nageur de Noël (par Don Diego del Boro)

Amzer-lenn / Temps de lecture : 7 min

Durant tout le mois de décembre, Ar Gedour publie chroniques et contes de Noël, avec la complicité des collaborateurs habituels d’Ar Gedour mais aussi d’auteurs connus ou moins connus, contributeurs d’un jour pour plonger dans l’univers de Noël. Nous sommes heureux de vous partager leurs contributions.

Les grecs anciens considéraient qu’un honnête homme devait savoir lire et nager. A la même époque, l’un d’entre eux prétendait que l’on ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis ces considérations antiques et aquatiques. Cette histoire se déroule quelques siècles plus tard. Le troisième millénaire était déjà bien écumé quand un nageur surgi de nulle part allait détourner le cours de l’humanité, avec l’aide de tous les saints.

 

De temps en temps il relève la tête pour conserver sa ligne au milieu de la rivière, maintenu loin des berges par les poissons qui forment deux grands arcs de cercles autour de lui. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les tempéraments. Totalement libres de leurs mouvements, ils sont bien vivants. Fermer les yeux n’est pas dans leur nature. Les plus gros, les silures, ferment le ban sur lequel le nageur se retourne à l’occasion pour reprendre son souffle et regarder les étoiles. Une légère brume s’est déjà formée au dessus de l’eau. Un bras après l’autre, le nageur transperce le voile de la Dame Blanche qui contraste avec l’insondable pénombre du canal. Dissimulé derrière l’un des arbres qui bordent le chemin de halage, un gamin observe depuis une heure ce gigantesque poisson formé de centaines de poissons, au milieu duquel un homme avance sans donner l’impression de produire un effort. Difficile de distinguer son visage dissimulé par la Dame Blanche, même quand il reprend son souffle en tournant la tête du côté de la berge.

C’est au moment où les poissons frétillent de plus belle, qu’il distingue au loin une lumière, comme une main surgissant du néant. La Perle de l’Oust veille encore. Subitement, tous les poissons s’écartent pour se placer dans les pieds du nageur. C’est le signe qu’il va bientôt devoir rejoindre la terre ferme. A l’approche du Pont Neuf, le nageur repère une cale avant de s’y glisser. Une fois debout, il jette un regard entendu sur son armada. Le voyage est loin d’être terminé. On ne sait même pas quand il a commencé…

 

Les “Fascinés” et les « Défaillants”

Le visiteur entre dans la ville par la rue des ponts pour se diriger vers le presbytère : c’est ici que se trouve l’objet de sa quête. Au milieu de la rue, le gamin qui ne l’avait pas quitté des yeux, se place devant lui pour lui barrer le passage. «  Je t’ai fait peur hein ? » L’homme n’a rien d’extraordinaire. Il ressemble à tous les hommes, mais avec quelque chose en plus qu’il ne parvient pas à saisir. Le gamin est sûr de l’avoir déjà vu. Et c’est sans doute pour ça qu’il n’est pas effrayé. Bien au contraire. « Viens avec moi l’homme-poisson ! Je vais te présenter à mes copains et à ma famille. » Au début ils avaient été rassemblés dans des camps, à l’extérieur de la ville. Et puis faute de combattants, les “Fascinés” avaient laissé les “Défaillants” s’en aller. Ils avaient trouvé refuge dans les églises, les chapelles… L’ancienne Armorique ne manquait pas de sanctuaires. Les derniers “Fascinés”, restés chez eux, disparaissaient les uns après les autres, absorbés par les écrans, dans l’incapacité de se mouvoir. La graisse avait d’abord envahi leur corps, puis leur coeur, et enfin leur âme. Le gamin s’amusait parfois à leur balancer des cailloux sur les carreaux sans obtenir de réaction. Un camion de livraison passait tous les matins déposer des vivres à leur porte, jusqu’au jour où c’est leur corps que le camion de livraison venait récupérer. « Où les emmènent-ils ? » Le gamin cherche encore la réponse. Peut être que « l’homme-poisson » sait quelque chose. Plus tard…

 

Un vieux et deux enfants

Le nageur entre dans l’église Saint-Gilles. La porte se referme sur son accompagnateur pressé d’aller rejoindre sa copine Océane. C’était la fille d’une famille de « Fascinés », orpheline de père depuis l’été. Sa mère lui interdisait de sortir pendant la journée. A la nuit tombée elle sortait de son lit en passant par la fenêtre. Son petit copain l’attendait toujours dans le jardin du monastère. La plupart du temps, ils allaient se balader le long de la rivière, la main dans la main, mais trop longtemps quand même !  Au retour, ils s’arrêtait parfois chez Tabart, un vieux loup de mer chevelu et moustachu qui vivait sur une péniche amarrée près de l’écluse. Les deux enfants adoraient l’entendre raconter ses histoires de pirates indomptables. Ce soir là, c’est le gamin qui réussit à piquer sa curiosité avec l’étranger qui avait débarqué à l’église, « pratiquement tout nu ! » «  D’accord, mais à part ça, à quoi il ressemble ? ». « A un homme ! » Océane s’esclaffa. Tabart, d’habitude si bavard, semblait avoir perdu l’usage de la parole. Il finit par bredouiller quelques mots quand ses jeunes hôtes décidèrent de déguerpir en riant sans pouvoir s’arrêter. Ils se gondolaient encore quand ils remontèrent vers le jardin du monastère. « Attends, y’a quelqu’un ! » Océane avait crû apercevoir une silhouette sur un banc. « Attention, c’est un fantôme ! » Le gamin riait encore quand il lui pinça les fesses pour qu’elle avance. Le « fantôme » était toujours là quand Tabart passa à son tour devant le jardin. Il abandonna son banc pour s’approcher du marin d’eau de mer adouci par le temps. C’était une religieuse, ronde comme une pomme, les yeux clairs comme l’eau des montagnes, qui semblait être ici et ailleurs en même temps. Personne ne sait ce qu’elle lui a murmuré à l’oreille, mais les enfants eurent du mal à le reconnaître quand il les retrouva devant la porte de l’église. « T’as vu un ange ou quoi mon vieux Tabart ? » L’ouverture de la porte étouffa sa réponse. Le nageur apparu porté par une vague de « Déficients », suivie d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre… formant un mascaret qui déferla presque joyeusement sur le pavé de la cité millénaire en direction de la rivière.

 

Le nageur s’écarta de la déferlante pour rejoindre le presbytère. Cette fois, il n’y avait plus personne autour de lui, aucun « Déficient », aucun marin transfiguré, aucun enfant… Des « Fascinés » avaient également été emportés par le courant. Autrefois si joliment fleuri, le jardin de l’ancien locataire était envahi par de hautes herbes.  En revanche, abandonné au fond d’une armoire, le reliquaire de Saint-Gilles n’avait rien perdu de son éclat. Quand il retrouva son armada, le nageur confia son trophée au dernier silure, avant de plonger dans l’eau argentée. Sous la pleine lune, fortifiée par une nouvelle relique, les pêcheurs quittèrent la Perle de l’Oust. La rivière avait l’air beaucoup plus poissonneuse que tout à l’heure. Au milieu, entre les plus anciens membres écaillés de cette mystérieuse pérégrination, une belle carpe à grosses moustaches tentait de fausser compagnie à deux petits poissons rouges…

Le père posa son livre sur la table de chevet avant de déposer un baiser sur le front de sa petite fille. La chambre s’était métamorphosée en cabine de bateau, la fenêtre en hublot. «  Demain, c’est Noël, tout le monde sur le pont !  Il faut que tu dormes maintenant. » Le tintement des cloches de l’église approuva le conteur un peu étourdi.  Son histoire l’avait lui aussi balloté d’une rive à l’autre. « Dis papa ? Qu’est-ce qu’il est devenu le nageur ? » Saint-Gilles s’était évanoui. «  Il coule dans tes veines ma chérie. Pour toujours. »

Don Diego del Boro

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