On ne connait jamais assez les endroits où l’on vit. Yves Daniel, après nous avoir fait vivre son « dimanche à Kervignac », nous propose une visite guidée de la DCNS.
Voilà plus de 3 siècles que l’on construit des bateaux à Lorient et on continue, aujourd’hui encore, à construire des bateaux à Lorient.
René (1726-1728) et Nicolas (1730-1794) Arnous, les fils de Joseph (1694-1769), n’étaient encore ni « du Grand-Clos », ni « des Saulsays », du nom des terres qu’ils avaient acquises et n’avaient pas accolés à leur nom celui de leurs épouses, comme leur demi-frère aîné Joseph (1722-1787) celui de la sienne, née Jeanne Adrienne Rivière (1721-1770), les parents de Jean-Joseph (1754-1836) qui sera fait 1° baron Arnous-Rivière par ordonnance du roi Charles X du 21 août 1828.
Négociants en bois et fournisseurs de la Compagnie des Indes, ils étaient devenus charpentiers de marine puis constructeurs de navires ; leur chantier était déjà établi rive droite du Scorff lorsqu’ils conclurent en 1761 un marché pour la construction de 10 chaloupes canonnières avec le directeur de la Compagnie des Indes agissant au nom du duc de Choiseul, ministre de la Guerre.
Rien n’a vraiment changé, si ce n’est la vitesse de l’ascenseur dit « social » : de constructeurs qu’ils étaient les Arnous finirent par devenir armateurs et firent fortune à Saint Domingue. Aujourd’hui la DCNS est une personne morale de droit privé qui construit des bateaux et plein d’autres choses encore qu’on appelle « diversification ». Ses nombreux collaborateurs couvrent presque tous les métiers, mais aucun – à ma connaissance – ne fera fortune ni ne sera anobli et c’est bien dommage parce que largement mérité….
O tempora, ô mores ! (« autres temps, autres moeurs » – Cicéron, Catilinaires)
Ne rentre pas sur le site de la DCNS qui veut : le service de sécurité est particulièrement diligent et comme il est situé à proximité du nouvel hôpital de Lorient, les deux plus importants employeurs de la ville, autant ne pas être en retard à l’heure dite et pour cela, prendre un large « pied de pilote » comme ils disent, un pied de Gargantua autant que possible, comme marge de sécurité, tant il y a d’automobiles pour un nombre de places de parking forcément limité.
C’est ce que j’ai fait.
Les formalités accomplies, accompagnés du commandant Henri Leclerc qui nous a patiemment cornaqué toute la matinée, nous nous sommes dirigés vers le bâtiment principal, prenant à peine le temps d’admirer la statue de l’Ingénieur naval Henry Dupuy de Lôme (1816- 1885) dont on va fêter dignement le 200° anniversaire de sa naissance, qui se dresse à l’entrée, le regard tourné vers la grande forme qui se situe de l’autre côté du Scorff.
Nous sommes dans la salle de réalité virtuelle et des lunettes nous sont distribuées pour effectuer, en relief, la visite virtuelle du navire, du CO (non, pas monoxyde de carbone, mais « centre opérationnel ») à l’abri de navigation (la passerelle) en passant par les machines.
Il s’agit d’une FREMM, autrement dit une frégate multimission, 140 mètres de long, équipée pour la chasse sous-marine, la lutte contre les aéronefs, les autres bâtiments de surface, etc… selon ce que souhaite le client en fonction de ses besoins et de son budget.
Le client, français, marocain, égyptien ou malais, pour l’instant, est compliqué : il veut une Rolls Royce au prix d’une 2 CV. Ce qui est impossible à réaliser sauf à la suite de compromis divers et variés, c’est la mission impossible des ingénieurs.
Il faut compter ainsi plusieurs années de négociations et de mise au point avant que la fabrication ne soit lancée et le navire livré. Les besoins exprimés à un moment donné en fonction des circonstances contingentes peuvent ne plus être d’actualité du tout lors de la réception du bateau.
La crédibilité de l’industriel sera liée à l’importance donnée à l’obsolescence du matériel qu’il fabrique et livre à son client qui l’a commandé.
Ainsi, la discussion du 17° avenant vient seulement d’aboutir pour la construction d’un navire qui va demander entre 3 et 5 ans. Je pense à mes confrères juristes qui doivent traduire en termes contractuels les souhaits du client et les contraintes techniques diverses pesant sur le constructeur, d’autant que notre droit français des contrats vient précisément d’être solidement remanié par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 qui, après plus de 2 siècles de stabilité, a réécrit les articles 1101 à 1231-7 de notre futur nouveau code civil.
Mon impression est que le challenge tend à la réduction au maximum du nombre de marins à bord : l’équipage d’une FREMM se limite maintenant à une petite centaine d’hommes et de femmes dont le standard doit impérativement se situer entre 156 et 194 cm sous la toise. A quand un navire, sans signature radar et sans
équipage, une sorte de drone flottant monté par un équipage resté à terre, installé dans un CO au sous-sol d’un bâtiment dédié qui pourrait même ne pas être dans un port ?
Une marine sans marins, quoi !
Il y a un logiciel pour la conduite du navire qui tient compte de tous les paramètres possibles, notamment météo, un autre pour l’analyse de la menace aérienne ou sous-marine qui va choisir le type d’arme le mieux adapté avec un logiciel annexe pour y répondre le plus efficacement possible et programmer son utilisation au moment le plus opportun, tout s’opère par ordinateur sans la nécessité d’une intervention humaine si ce n’est pour mettre l’appareil sous tension et taper sur la touche « enter » du clavier, ce qui, avec les moufles ignifugées de la tenue d’incendie obligatoire au CO, tient déjà de l’exploit !
Ce n’est pas tout à fait ainsi que l’entend notre mentor qui nous invite maintenant à aller voir, sur place, de l’autre côté de la rivière, à quoi ressemble une vraie FREMM, j’allais écrire « en chair et en os », en réalité : 6.000 tonnes dont 4.000 de ferraille.
Le service de navette dédiée nous fait traverser le Scorff par le pont Gueydon qui tient son nom de l’amiral Louis-Henri de Gueydon (1809-1886) qui fut Prémar à Lorient en 1858 et nous arrivons sur le quai Ingénieur Général Jacques Stosskopf (1898-1944), polytechnicien d’origine alsacienne, un des cadres de l’arsenal sous l’occupation que les lorientais taxaient de collaborateur alors qu’il était clandestinement membre du réseau de résistance Alliance.
Nous avons revêtus la combinaison maison, bleue et jaune, et chaussés les chaussures de sécurité. Nous arborons fièrement le casque en plastique bleu siglé DCNS, laissant la couleur blanche aux chefs qui nous accompagnent. Ainsi équipés et ayant passés, avec succès, une énième barrière de sécurité nous montons à bord du « Bretagne » ou de la « Bretagne », je n’ai pas réussi à déterminer le sexe de la FREMM qui vient de quitter, la semaine précédente, la grande forme où elle a été construite.
Ou plus exactement assemblée : en effet, la construction navale n’est plus celle des frères Arnous avec la pose de la quille puis des membrures. Le navire est découpé en anneaux qui sont pré équipés de toutes les tuyauteries et cloisons qui y sont prévues, ces éléments sont ensuite assemblés les uns aux autres pour former le navire qui sera mis à flot, mais sans ses hélices ni son bulbe avant pour lui permettre, à l’occasion des grandes marées, de franchir sans encombre l’ouverture du hangar qui l’a vu naître tant les cotes sont établies au centimètre près : le pied de pilote réduit au minimum !
Tous ces éléments sont très hétérogènes : aucun ne ressemble à l’autre, même s’ils doivent finir par être assemblés les uns aux autres pour former le navire. Il faut à la fois tenir compte de leur manutention, donc de leur poids et de leur volume et d’une possible déformation, tant à l’occasion de leur assemblage que lors de leur transport et de la mise à flot. C’est toute l’astuce du constructeur.
Nous voici à bord et heureusement que nous avons effectué auparavant sa visite virtuelle tant il est difficile de s’y retrouver au milieu de tous ces tuyaux, câbles, fils divers et variés et autres équipements en cours de montage.
C’est toujours de l’incendie à bord que le constructeur s’efforce de prémunir le bateau qu’il construit, aujourd’hui, comme du temps des frères Arnous.
On reconnait bien la place de chaque console d’ordinateur dans le CO et, dans la passerelle, la rampe qui permettra au fauteuil du commandant de s’approcher du pilote ou au contraire de s’en éloigner. La salle des machines est toute propre et silencieuse, les machines sont encore emballées qu’il s’agisse de la turbine à gaz ou des générateurs électriques qui sont alimentés par un moteur diesel.
S’agirait-il d’une turbine « Rateau » développée notamment par Eugène Guillet de La Brosse (1857-1939), neveu par alliance de Jules-Armand, 2° baron Arnous-Rivière (1803-1882) dans les Ateliers et Chantiers de Bretagne (ACB) qu’il a fondés à Nantes en 1909 avec son condisciple de l’X, Edmond Fouché (1860-1943) ?
L’installation propre à détecter et combattre l’incendie parait prête à fonctionner immédiatement en cas de besoin, à bord de ce bateau en cours d’armement.
Nous revenons sur nos pas en ayant bien soin de ne pas se prendre les pieds dans les câbles soigneusement étiquetés qui courent dans les coursives que nous parcourons avec précaution avant de retrouver la terre ferme.
Dans quelques semaines le miracle s’opérera comme il s’opère chaque fois : tout le fatras va finir par se mettre en place, comme les pièces d’un gigantesque puzzle en trois dimensions pour livrer à son commandant et à son équipage, aussi fier l’un que l’autre, une belle frégate toute neuve qui porte le nom d’une belle province qui fut un duché : la Bretagne !
Sur le même quai, une corvette « Gowind », de taille plus modeste que la frégate, est également en cours d’armement, elle est destinée à la marine égyptienne.
Pour l’heure, la navette nous ramène à notre point de départ, rive droite ; nous récupérons notre tenue d’origine et, puisque nous y sommes invités, nous nous dirigeons vers le restaurant d’entreprise dont le personnel a eu l’amabilité de nous attendre bien que l’heure du déjeuner soit largement dépassée.
C’est l’occasion pour chacun de nous de commenter allégrement notre visite : ce soir, je me coucherai un peu moins ignare de ce qui se passe dans ma bonne ville de Lorient…
Merci aux cadres de la DCNS qui ont bien voulu prendre sur leur temps pour nous faire partager un moment de ce que nous comprenons que ce soit devenu plus qu’un métier, une passion.
« Maman, les petits bateaux, ont-ils des jambes ? » Les petits sans doute, mais les FREMM, certainement pas, tout juste un propulseur azimutal rétractable.
Yves DANIEL
IHEDN, 91° SR, Bourges, 1987