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La suppléance, une stipulation pour autrui ?

Amzer-lenn / Temps de lecture : 10 min

Le suppléant, on connait : c’est celui qui remplace le titulaire empêché ; il a d‘ailleurs été prévu exclusivement pour cela ; à défaut, il n’est rien, seul le titulaire compte vraiment, du moins tant qu’il reste en mesure d’exécuter sa tâche, qu’il soit élu, juge ou professeur, par exemple.


Mais, la suppléance ? De quoi s’agit-il exactement ? Le mot renvoie naturellement au verbe : la suppléance c’est le fait de suppléer…

A consulter le « Robert », il s’agit là d’un verbe complexe, tantôt intransitif : on supplée à quelque chose d’insuffisant, on remédie à un défaut ou à une absence, tantôt transitif : on supplée quelqu’un qui n’a plus la capacité d’agir ou quelque chose qui ne donne plus satisfaction, en le remplaçant.

 

Il y a un peu de tout cela dans la suppléance selon le Père Jérôme, trappiste de l’Abbaye de Sept-Fons, décédé en 1985, un « ami de Dieu », un « maquisard » au sein de sa propre communauté comme il le dit lui-même. La suppléance constitue, avec le culte liturgique solennel et la recherche de l’intimité avec Dieu, les trois ateliers quotidiens du moine (lettre à frère Francis pour une profession solennelle, 16 avril 1972, « Tisons », pages 92 & ss).

De quoi, s’agit-il, alors ?

« Intercéder c’est intervenir en faveur d’un autre en vue de lui obtenir une grâce ou un bienfait. Par contre, on peut suppléer non seulement pour demander mais encore pour accomplir d’autres obligations religieuses que l’intéressé n’accomplit pas ». (page 50)


La suppléance s’exerce alors d’un chrétien chaud priant à un autre chrétien tiède qui ne prie pas suffisamment, ou mal : « quel est, en effet, le chrétien qui, en un jour d’angoisse, ne s’est souvenu qu’il devait exister, quelque part, une prière permanente, laquelle, comme un vaste filet, a pour fonction d’accueillir toutes les détresses, et l’accueillerait lui-même ? (…) Et ce chrétien, triste ou souffrant, menacé ou découragé, a, dans le secret de son cœur, remis son sort entre les mains de ce suppléant inconnu persuadé que son recours inexprimé aurait pourtant son effet ». (Page 52)

S’agirait-il, alors, de ce que les juristes, qui aiment qualifier et classifier, appellent : « stipulation pour autrui » ? 


Disposition traditionnelle de notre Code Civil issue du droit romain, désormais codifiée par l’ordonnance du 10 février 2016 sous les articles 1.205 et suivants, (auparavant : 1.121), la stipulation par autrui, par exception aux contrats qui, en règle générale selon l’article 1.199, « ne créent d’obligations qu’entre les parties », est une convention qui n’aura d’effets qu’à l’égard d’un tiers au contrat : « un des contractants, le stipulant, peut faire promettre à un autre, le promettant, d’accomplir une prestation au profit d’un tiers, le bénéficiaire ». En l’espèce, le stipulant sera le suppléant et le suppléé, la tierce personne bénéficiaire de la stipulation pour autrui. Dieu est alors le promettant, celui qui prend l’engagement à l’égard du stipulant/suppléant d’accomplir la prestation promise au profit du bénéficiaire/suppléé.


Aux termes de l’article 1206, « le bénéficiaire est investi d’un droit direct à la prestation contre le promettant dès la stipulation » (alinéa 1), son acceptation par le bénéficiaire rend la stipulation irrévocable à partir du moment où stipulant ou promettant ont eu connaissance de cette acceptation.


Dans la suppléance, le bénéficiaire de la stipulation pour autrui qu’est le suppléé n’a pas forcément connaissance de la stipulation et n’est donc pas en mesure de l’accepter expressément de sorte qu’elle restera révocable, sauf à considérer qu’une telle acceptation reste essentiellement tacite !….

Ajoutons que l’article 1209 du code civil ouvre au suppléant/stipulant un recours direct contre le promettant – Dieu ! – qui n’exécuterait pas la prestation promise à l’égard du suppléé/bénéficiaire!….

L’exemple traditionnel de la stipulation pour autrui reste le contrat d’assurance vie : le souscripteur verse à une compagnie d’assurance un capital qui sera, à l’échéance convenue, remis à un tiers bénéficiaire désigné au contrat.

Nous bénéficions ainsi auprès de Dieu, sans trop le savoir, de nombre d’assurances-vie dont les arrérages sont ponctuellement servies par des « amis de Dieu » que l’on retrouve souvent dans les monastères, les abbayes ou les couvents, mais pas que. 

Peut-on ainsi « obliger » Dieu ? Nous, sans doute pas, en tout cas pas à notre profit, mais un ami de Dieu, un maquisard comme le Père Jérôme, certainement oui : Dieu n’a rien à refuser à un suppléant tel que lui et ses semblables, et tant mieux pour nous qu’ils suppléent avec autant d’efficacité.


Mais nous même, pauvres petits chrétiens indigents, nous ne sommes pas dispensés pour autant du devoir de suppléance à l’égard des âmes qui nous ressemblent, du moins celles « qui sont continuellement en accord profond non seulement avec ce que nous demandons alors pour elles mais avec notre propre recherche de Dieu. Non seulement ces âmes (…) ne font pas obstacles à notre suppléance pour elles, mais elles-mêmes suppléent pour nous. Chacune compte expressément sur le réseau de prière constitué par toutes les autres âmes (…) Et chacune contribue à tisser ce réseau autour de toutes les autres (…) En raison de cet accord toujours assuré, tout appel vers Dieu devient plus efficace … » (page 53)


Suppléons-nous donc les uns les autres ! 


Ce « ministère de suppléance » (page 50) est efficace à l’égard de toutes personnes de « bonne volonté » qui cherchent Dieu, même les non chrétiens, « car ils sont longs les chemins entre le premier et imperceptible désir vers Dieu, suscité par une grâce insoupçonnée et la pleine adhésion religieuse dans la lumière » (page 50).


Ceux-là, aussi, selon Vatican II (Lumen Gentium n° 16) « peuvent arriver au salut éternel »


« Aussi, par combien de prières, doivent-ils être soutenus, ces cheminements hasardeux ! Or ces prières viennent d’ailleurs, d’un invisible dévouement à distance » (page 50).


La suppléance vaut également dans le grand cadre de la communion des saints « laquelle fonctionne pour le salut de tous les hommes. Tout âme religieuse en supporte sa part » (page 55). Le Père Jérôme nous en donne un exemple imagé.


« Sur le chemin du Paradis, nous sommes transportés par les cars du Bon Dieu, sinon, personne n’arriverait au bout. Il y a plusieurs cars pour les amis de Dieu et une longue file de cars pour les autres. Ces derniers sont gratuits. Les cars des amis de Dieu sont payants et ce billet-là coûte cher. Mais le plus fort est que les amis de Dieu doivent payer leur place dix fois et vingt fois ! (…) Telle est notre fonction de suppléance » (page 56).


Autre exemple de suppléance : le permanent qui assure la maintenance de l’usine hydro-électrique. En cas de coupure de courant, c’est lui qui sera pointé du doigt, bien qu’il ne soit qu’un simple lampiste et non pas la puissante force qui anime la turbine à l’origine de la production électrique. « Aussi ces hommes qui veillent là-bas savent-ils que leur présence près du torrent est nécessaire. Leur action cachée est un service ; et il leur suffit de l’avoir compris pour garder la certitude de sa noblesse, et pour en accepter l’austérité. Fidélité dans la solitude, vigilance dans la nuit » (page 57).


La suppléance est particulièrement utile quand le suppléé se trouve à la croisée des chemins. La question du choix est pour lui primordiale : quelle route emprunter ? La réponse va conditionner le reste de sa vie ….


« Et ce doit être une joie profonde de participer au projet de Dieu sur quelqu’un : de collaborer au plan de Dieu, toutefois avec une intention soumise et désintéressée : d’influer l’avenir de quelqu’un sans intervention directe, sans donner d’avis ni de conseil, sans frais d’éloquence. Cerner quelqu’un, le rabattre petit à petit vers les filets du Seigneur, par l’invisible force et douceur de la prière » (page 153).


Qui a fait ce que je suis devenu ?


« La suppléance parfaite » est en définitive celle « assumée par le Sauveur de tous les hommes » (page 51), celui qui nous a dit « je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi ». (Jn 14, 6) 


Voici, page 55, la prière de suppléance du Père Jérôme qui ressemble furieusement à une plaidoirie :

Seigneur vous êtes là dans votre Tabernacle et vous priez votre Père.
Je ne viens pas vous déranger, je viens ajouter ma présence à la vôtre. Je viens joindre mon intercession à la vôtre. Uni aux membres dispersés du réseau qui s’occupe de votre règne, je viens ici exercer ma fonction de ramassage.
Vais-je faire un tour d’horizon ? Vous présenter un par un les groupements humains que je connais, les nations, les personnes ? Ou bien, sans énumérer mes clients vais-je simplement adorer, prier, aimer pour tous en un, eux et moi ?
Si depuis longtemps déjà, j’ai pris l’habitude de vous dire tous ces noms, alors, peu importe : je n’ai qu’à suivre l’attrait de maintenant. Car les effets de suppléance seront quand même obtenus. Quand je suis uni à Dieu par la prière, ceux avec qui je suis lié sont également unis à Dieu. Un corps mystique est alors uni à Vous, Seigneur Jésus, ce corps mystique dont je dois être le cœur, du fait de cette humble suppléance que j’accomplis en ce moment par Vous.

 

Mais qui donc est le Père Jérôme, l’auteur des citations ci-dessus concernant la suppléance ?

Jean-Willem Kiefer, de nationalité suisse, né en 1907, ingénieur agronome, est entré, en 1928, à 21 ans, à l’abbaye cistercienne de Sept-Fons, entre Moulin et Digoin, à la limite de l’Allier et de la Saône et Loire. Il y est décédé en 1985 à l’âge de 77 ans.

S’il n’a pas exercé les fonctions de Père Abbé, il a longtemps été le responsable des novices et a su insuffler au sein de sa communauté, à une époque difficile de la vie de l’Eglise qui a vu la remise en question de la vocation monastique, un esprit de résistance qui a permis à ses élèves, devenus ses disciples, de surmonter les difficultés et à l’abbaye de connaitre un renouveau certain.

Après son décès en 1985, les éditions « Ad Solem » ont publiés dans sa collection « Spiritualité », en 9 volumes, la plupart des écrits du Père Jérôme.

En 1981, le Père Abbé, un de ses anciens élèves, lui a demandé de résumer son enseignement dans une sorte de digeste, reprenant les points essentiels à ses yeux. C’est l’objet du livre d’où sont tirées les citations ci-dessus concernant la suppléance. Il a été édité en fac-similé en 2015 pour le 30° anniversaire de sa mort, sous le titre « Tisons » (202 pages, 21 €)

Le Père Jérôme avait, dans son avant-propos, ainsi justifié le titre qu’il avait lui-même donné à ce recueil :

« l’âme se comporte comme le petit oiseau qui profite de chaque instant libre pour happer la petite graine, le petit vermisseau qui le soutiendra. L’âme demande ce réconfort à une note écrite, chaque fois que c’est possible, laissant pour les temps où elle est assez pleine ou pour ceux où elle ne peut faire autrement, les retours vers Dieu sans le secours du TISON.

Tisons, il faut en effet que les notes personnelles soient cela : des extraits capables d’allumer instantanément et profondément l’âme ! »

À propos du rédacteur Yves Daniel

Avocat honoraire, il propose des billets allant du culturel au théologique. Le style envolé et sincère d'Yves Daniel donne une dynamique à ses écrits, de Saint Yves au Tro Breiz, en passant par des chroniques ponctuelles.

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