[ARCHIVES] L’Eglise & la langue bretonne (éléments de solution)

Photo Ar Gedour (DR)
Amzer-lenn / Temps de lecture : 51 min

La bibliothèque numérique du Diocèse de Quimper et Léon a récemment mis en ligne le texte de Mgr Visant Favé [vicaire général du diocèse de Quimper, ancien aumônier général du Bleun-Brug, et futur évêque auxiliaire de Quimper], intitulé « L’Eglise et la Langue Bretonne (Éléments de solution) », Les Cahiers du Bleun-Brug, n°3, troisième trimestre 1957, p. 5-17, qui fut repris dans La Semaine Religieuse de Quimper et de Léon, 1957, p. 573-577, 592-595, 609-611, 618-621, 641-643, et 657-659). Même s’il date un peu, ce document nous paraît intéressant à sortir de cette bibliothèque pour la mettre à disposition de nos lecteurs en format facilitant les recherches sur le net. Ce texte permet de comprendre une certaine approche du sujet et même si nous ne partageons pas toutes les analyses et vues de Mgr Favé, il n’en demeure pas moins qu’il pose de véritables questions, toujours actuelles. Nous vous proposons déjà quelques avis dans le corps de texte, mais nous y reviendrons régulièrement et ferons part de nos observations par rapport à la situation d’aujourd’hui. Cet article est long, mais nous vous invitons fortement à le lire en entier, et à le commenter ci-après. Le document, dans son intégralité, est disponible sur le site du diocèse via ce lien.

Nous avons dit que l’Eglise a apporté une contribution importante à l’édition de publications en breton. Avant de passer au sujet principal de cet article, je voudrais encore insister sur un point.
C’est l’Eglise qui a donné au Breton ses lettres de noblesse.
Le plus grand service que l’Eglise ait rendu à la langue bretonne – si l’on peut ainsi parler – a été de s’en servir pour sa prédication et son culte pendant des siècles. Rien de particulier, du reste, dans cette attitude : l’Eglise adopte tout simplement la langue en usage dans le pays. Ce faisant, elle a cependant contribué à forger la langue bretonne, à la rendre apte à exprimer des idées élevées et des sentiments affinés ; elle a édifié une sorte de langue « commune » et, par là même retardé l’émiettement dialectal d’une langue non enseignée à l’école.
Grâce à l’Eglise, le Breton a été plus fier de sa langue : celle-ci n’était pas un jargon de bas étage, puisqu’elle servait à parler à Dieu et à enseigner les grands mystères du christianisme.
Quand il s’est agi de graver les paroles du Pater en diverses langues au Carmel du Mont des Oliviers (Carmel du Pater), le breton y a eu sa place à côté du français et d’une trentaine de grandes langues. Pareillement, à la piscine probatique, au coeur de Jérusalem, pour le récit évangélique de la guérison du paralytique.
Le breton a été la deuxième des langues européennes – après le français – à se voir reconnue officiellement comme langue liturgique, par l’approbation du Rituel bilingue latin-breton (1).
Le breton retentit à Lourdes, sur l’esplanade du Rosaire, à la procession du Saint-Sacrement et à la procession aux lumières, concurremment avec les langues nationales des autres groupes de pèlerins. Il en est ainsi aux deux pèlerinages annuels du diocèse de Quimper ; sans doute en est-il de même aux pèlerinages de Saint-Brieuc et de Vannes.
Ce sont là de vrais titres de noblesse pour une langue aux yeux du peuple, et c’est à l’Eglise que le breton les doit.

Je n’ignore pas qu’il est, pour le breton, d’autres titres de noblesse, trop ignorés du peuple et qui consistent dans les chefs d’oeuvre littéraires comme le Barzaz-Breiz, les oeuvres de Calloc’h, de Tanguy Malmanche, de Jakez Riou, etc… pour ne parler que des écrivains disparus.

I. L’USAGE DU BRETON DANS L’EXERCICE DU MINISTÈRE PAROISSIAL

Mais je ne veux pas esquiver la véritable question et le reproche si fréquent sur les lèvres de militants bretons :

« Les prêtres abandonnent de plus en plus la langue bretonne dans leurs catéchismes, leurs prédications, les cérémonies du culte (les cantiques en particulier), et ils manquent par là à leur devoir vis-à-vis du breton et se rendent responsables de sa disparition.»

Ce reproche est souvent formulé à regret et avec tristesse, d’autres fois de façon plus agressive. Il est généralement appuyé par des exemples concrets, où le contraste ressort brutalement entre ce qui se faisait précédemment depuis des générations et des siècles et la nouvelle façon de faire adoptée par tel ou tel prêtre. On ne pourra nier, en bloc et a priori, que cet abandon du breton comme langue du ministère ait pu être prématuré en plus d’un cas. A l’opposé, il est d’autres cas, nous le verrons, où des prêtres ont maintenu l’usage du breton, au catéchisme et en chaire, plus longtemps qu’il ne fallait et contre le gré de l’ensemble de leur population.
Mais l’examen et la discussion des cas particuliers ne nous donnera aucune lumière. Par contre, notre problème touchant à un principe constant de la pratique pastorale de l’Eglise, il est nécessaire d’exposer d’abord ce principe, afin de dissiper la confusion fondamentale qui est sous-entendue au reproche ci-dessus évoqué. Après quoi, pour parfaire cette oeuvre de clarté, il faudra bien faire des constatations qui consternent tous les amis fervents du breton et qu’on nous reprochera peut-être de publier. Mais ne vaut-il pas mieux, en vue d’asseoir une action à laquelle nous ne serons pas les premiers à renoncer, avoir une vue claire de la situation ? Au surplus, la nature même des Cahiers du Bleun-Brug, qui ne sont pas un organe de vulgarisation, ne permet-elle pas la franchise nécessaire ?

Transcendance de la mission de l’Eglise.

Rappelons d’abord la transcendance de la mission de l’Eglise et du prêtre. L’Eglise continue la mission du Seigneur :

« Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » (S. Jean XX, 21).

Il s’agit d’enseigner et de sanctifier les âmes : mission d’ordre spirituel et non d’ordre temporel.
Dès lors, la religion et les activités religieuses : culte, enseignement du catéchisme, proclamation de la parole de Dieu, ne peuvent être placée au service d’une langue ou d’une culture, pas plus que d’un état social ou d’un régime politique. C’est la langue qui doit être au service de la mission de l’Eglise, d’une part comme véhicule de son message, d’autre part comme expression de ses sentiments vis-à-vis de Dieu.
II faut s’entendre, une bonne fois, sur la hiérarchie des valeurs qui s’impose à un chrétien et, à plus forte raison, à un prêtre. J’ai développé ce sujet en breton dans le n° 82 (Juin-Juillet 1955) de Bleun-Brug, sous le titre « Da glask sklerijenna on hent ».
Ce qui prime tout, c’est Dieu : Dieu premier servi et sa gloire exaltée.
Ensuite, l’homme, créé pour respecter, servir et aimer Dieu : l’homme au service de Dieu.
Enfin, tout le reste, créatures de Dieu ou institutions humaines, au service de l’homme pour son épanouissement complet, de telle sorte qu’il puisse mieux remplir ses devoirs envers Dieu et atteindre sa destinée éternelle.
Une langue est une institution humaine au service de l’homme ; ce n’est pas l’homme qui est au service d’une langue. La langue est un instrument et non une fin, instrument d’échanges et instrument de culture. L’homme devra, bien sûr, travailler au perfectionnement de sa langue, comme à celui de toutes ses institutions, afin qu’elle devienne un instrument plus souple et plus efficace à son service. Mais la langue reste un instrument (2).

Or le choix d’un instrument, quand on vous en offre deux ou plusieurs, est dicté avant tout par la meilleure adaptation au but visé, disons plus simplement : par l’efficacité. L’utilisation d’une langue par l’Eglise – et par les prêtres accomplissant l’oeuvre propre de l’Eglise – ne doit pas être commandée par d’autres impératifs : ni par l’attachement personnel à une langue déterminée, ni par le snobisme, ni par quelque idéologie, pas plus, du reste, que par la négligence ou la paresse.

NOTE D’AR GEDOUR (EC) :

Mgr Favé évoque ici une efficacité « matérielle » et fait fi d’une notion importante, à savoir la « langue du coeur ». Selon Barbara Abdelilah Bauer, psychologue sociale et psycholinguiste, la langue de chaque parent ou la langue de la culture vécue est « la langue de coeur ».  La plupart du temps, la langue de cœur, qui est la langue maternelle, va renvoyer au domaine de l’affect, de l’émotion.

« Parler à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, c’est toucher son cerveau, mais lui parler dans sa langue maternelle, c’est le toucher au cœur. »Nelson Mandela

Nous y reviendrons, mais la notion de langue maternelle va à notre sens bien plus loin que ce qu’on en entend habituellement dire : la langue intime n’est pas toujours celle de la mère, mais celle des souvenirs d’enfance, celle du bonheur, celle d’une culture ancestrale qui nous fait vibrer. « Il suffit d’entendre dans nos pardons les cantiques qui sont chantés avec plus de force en breton qu’en français, y compris par des personnes attachées à cette culture qui ne connaissent pas la langue mais qui sont sensibles aux mélodies. Cela sort des tripes ! » (cf JY Radigois, document « des cantiques en breton dans nos célébrations »).

Tenir compte de cela, c’est augmenter son efficacité à toucher l’autre, sans s’en tenir à l’aspect premier : la compréhension orale.

Pour un missionnaire, quelle que soit l’époque et le pays, le succès de l’apostolat, indépendamment des facteurs surnaturels, repose sur une efficace transmission du message évangélique. A cela le missionnaire sacrifie tout le reste : famille, patrie, langue maternelle, préférences idéologiques et goûts personnels. Son premier souci, sa première obligation aussi, à peine débarqué dans sa Mission, est de se familiariser avec la langue ou les langues du pays. Ce fut le cas, à la fin du IIe siècle, pour un Grec originaire de Smyrne, parti comme missionnaire en Gaule et devenu le second évêque de Lyon, l’illustre saint Irénée. Il ne lui suffit pas d’évangéliser la petite colonie de langue grecque, ni même d’user du latin pour atteindre des auditoires déjà plus considérables. Il écrit dans la préface de son livre célèbre dirigé contre les erreurs gnostiques :

« Tu ne chercheras pas chez nous, qui vivons chez les Celtes et qui, dans notre action près d’eux, usons souvent de la langue barbare, ni l’art des mots, que nous n’avons pas appris, ni la force du style, ni cet art de plaire, que nous ignorons. » (Adversus haereses, préf.)

Ainsi les ouvriers de l’Evangile sont partout liés par l’obligation d’utiliser la langue du peuple à évangéliser et de s’assimiler sa culture. En revanche, on doit reconnaître que l’Eglise et la religion, elles, ne sont liées au sort d’aucune langue, d’aucune culture.
Sans doute, étant société humaine en même temps que divine, l’Eglise s’incarne dans des institutions imbriquées nécessairement elles-mêmes dans des formes déterminées de civilisation. Société spirituelle, elle doit coexister, pacifiquement et harmonieusement autant qu’il dépend d’elle, avec les sociétés temporelles de tous les temps et de tous les pays. Maintes fois, au cours des siècles, on a voulu lier et compromettre l’Eglise avec telle ou telle idéologie, tel ou tel état social ou régime politique, telle ou telle culture, et l’histoire de l’Eglise est une suite de décrochages successifs, laborieux et tardifs parfois.

En ce qui concerne spécialement la langue et la culture, nous pourrions puiser abondamment dans le discours de S. S. Pie XII aux membres du XXe Congrès international des Sciences Historiques, le 7 Septembre 1955 (3), et dans son allocution « l’Eglise et la Culture », adressée le 9 Mars 1956 à l’Union internationale des Instituts d’Archéologie, d’Histoire et d’Histoire de l’Art (4).
Le Souverain Pontife y montre comment le christianisme se sert de toutes les langues et s’adapte aux cultures des différents peuples ou aux cultures successives d’un même peuple. Mais il les transcende toutes, les purifie au besoin et doit s’en décrocher à l’heure providentielle où sa mission spirituelle l’exige. Né au sein de la culture sémitique, il est passé à la culture grecque, puis latine, pour en arriver aux langues et cultures modernes ; et il prend contact avec les civilisations de l’Extrême-Orient et du Continent Noir, en s’assimilant toutes les valeurs humaines et culturelles qu’il y rencontre.

« L’Eglise a conscience d’avoir reçu sa mission et sa tâche pour tous les temps à venir et pour tous les hommes et, par conséquent, de n’être liée à aucune culture déterminée (3).
« Son divin Fondateur, Jésus-Christ, ne lui a donné aucun mandat, ni fixé aucune fin d’ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux… L’Eglise ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu’au dernier canon de son Code, ne peut être que d’y concourir directement ou indirectement » (4).

Ce refus de se lier est déconcertant pour ceux qui n’ont pas compris ce qu’est l’Eglise, qui la considèrent comme une puissance humaine avec laquelle on traite comme avec tout autre, ignorant que la mission de l’Eglise est toute centrée sur Dieu et sur l’homme à conduire à Dieu, dans « une indépendance radicale vis-à-vis des activités et des valeurs culturelles » (4). Au moment où ils croient avoir mis l’Eglise dans leur jeu, elle leur échappe, au prix de grands sacrifices matériels, s’il le faut (5).

Application du principe de la transcendance de la mission de l’Eglise

Pour le choix de la langue dans l’exercice du ministère paroissial, le prêtre ne doit pas être guidé par des préoccupations intéressant l’avenir de la langue qui a ses préférences. Il est libre de ses options personnelles et de ses goûts dans les questions temporelles ; mais, dans son ministère, il est au service de l’Eglise et au service des âmes à lui confiées.
Si je prêche en breton, ce n’est pas dans le but de conserver et d’étendre ma langue maternelle, mais parce que je juge que, dans tel cas précis, pour tel auditoire déterminé, la langue bretonne est le meilleur instrument à ma disposition pour une plus grande efficacité de mon enseignement. Pour les mêmes raisons, je ferais usage du français en une autre occurrence.
Quand le Gouvernement français, par la circulaire Combes du 29 Septembre 1902, a voulu se servir du culte pour hâter la francisation de la Basse-Bretagne en interdisant aux prêtres, sous peine de suspension de leur traitement, l’usage du breton dans la prédication et l’enseignement du catéchisme, le clergé n’a tenu aucun compte de la défense. J’ai eu récemment sous les yeux le texte d’une circulaire imprimée, datée au 1er Avril 1903 et adressée au Curé de Lesneven, lui notifiant la décision ministérielle de suspension de son traitement. Au cours de cette même année, on relève dans la Semaine Religieuse de Quimper, 74 noms de prêtres objets de la même sanction. Lors de l’enquête administrative du troisième trimestre, les prêtres interrogés, nous dit cet organe, « ont tous répondu qu’ils n’ont aucun parti pris contre la langue française, qu’ils enseignent le catéchisme français sur la demande des parents, aux enfants capables de le bien comprendre ; que, pour la prédication, ils se conforment aux règles tracées par leur évêque, les seules applicables ». Ces consignes de l’Evêque, Mgr Dubillard, un Franc-Comtois, se trouvaient dans une lettre qu’il adressait aux prêtres sanctionnés par le Gouvernement : « Nous continuerons à prêcher et à catéchiser en français là où l’auditoire est français ; alternativement en français et en breton, là où l’auditoire est mélangé et enfin seulement en breton, là où l’auditoire est exclusivement breton. »

Si les prêtres de Basse-Bretagne – car les mêmes sanctions s’abattirent sur les diocèses de Saint-Brieuc et de Vannes – avaient, pour rester fidèles à l’emploi du breton dans leur ministère, la raison supplémentaire d’un attachement personnel à leur langue maternelle, on voit que l’Evêque s’inspirait par-dessus tout de la constante pratique pastorale de l’Eglise. Il avait même pris soin de faire, dans toutes les paroisses, une enquête au sujet de l’usage du breton et du français dans les catéchismes et les instructions paroissiales. On en trouve le tableau récapitulatif dans la Semaine Religieuse de Quimper du 21 Novembre 1902, p. 780-781. Sur 310 paroisses, le catéchisme se faisait en breton dans 224, en français dans 14, dans les deux langues, en sections séparées, dans 72. Des enfants de la communion solennelle, 70 % avaient appris le catéchisme breton et les autres, 30 %, le catéchisme français. Pour la prédication, on indique 256 paroisses « où les instructions se donnent en breton, sans qu’il soit possible de les donner en français », 49 où les deux langues servent « suivant les circonstances et les auditoires », et 5 seulement où le français seul est utilisé. Mais, par rapport aux populations, l’enquête a révélé une situation plus complexe, difficile à enfermer dans un bref tableau : 62 % des habitants du diocèse ne pouvaient recevoir la prédication en français ; les 38 % restants étaient mélangés et obligeaient à prêcher dans les deux langues (6).
Cette évocation d’un passé révolu (révolu quant aux luttes religieuses, aussi hélas ! quant à la situation du parler breton), ne sera pas inutile pour examiner les points suivants de cette étude.

La première question à résoudre est de savoir si les Bretons veulent conserver leur langue.

Situation d’Aujourd’hui : Désaffection des Bretons pour leur langue.

Nous reprenons notre problème : les prêtres manquent-ils à leur devoir vis-à-vis de la langue bretonne ? Nous en sommes à la langue comme instrument d’échanges, véhicule de pensées et de sentiments, et non comme instrument de culture.
Je rappellerai d’abord le principe : « Les langues n’ont pas de droits, mais les peuples ou les hommes qui les parlent ». C’est au peuple (7) qui parle une langue de statuer sur son sort, de décider s’il veut faire l’effort de la sauver ou s’il se résigne à l’abandonner. Qu’on vienne de l’extérieur violenter un peuple en étouffant sa langue malgré lui, c’est un crime que le droit international a condamné sous le nom de « génocide » Mais ici la première question à résoudre est de savoir si les Bretons veulent conserver leur langue.

C’est un fait que les Bretons se désaffectionnent de leur langue et l’abandonnent. On peut s’en affliger à différents points de vue, mais il faut être assez loyal pour reconnaître la vérité. Une revue bretonne qui lutte courageusement écrivait : « Gant ar foultr ez a ar brezoneg d’an traon… », et elle citait en particulier le cas d’un ouvrage breton de valeur qui n’avait pas trouvé 500 acheteurs.
Je vais droit à la racine du mal : dans combien de foyers de Bretagne parle-t-on breton aux petits enfants ? J’ai fait l’enquête à Saint-Pol-de-Léon : 8.500 personnes, dont 3.000 vivant de la terre. On y aime beaucoup le breton et on le parle très volontiers dans la vie courante. Or il y avait deux jeunes foyers où l’on parlait en breton aux petits enfants, et encore l’un de ces foyers venait-il d’arriver dans la paroisse.
Il a été question de lancer une enquête sur l’usage du breton dans les catéchismes et les prédications (comme au temps de Mgr Dubillard). Mais que l’on commence par une première enquête auprès des jeunes foyers, et l’autre n’aurait plus guère de raison d’être. « Une langue qu’on n’enseigne pas est une langue qu’on tue », s’en va-t-on répétant à propos du breton à l’école ; mais il y a un enseignement qui est, en ce domaine, plus important que celui de l’école, et c’est celui de la famille. Avec plus de raison encore on peut dire : « Une langue qu’on ne parle plus aux petits enfants au foyer est une langue condamnée à disparaître comme langue vivante. ».
Dans le passé, le breton n’a pas été enseigné dans les écoles, mais on le parlait en famille : le breton s’est maintenu. Demain, peut-être, on l’enseignera dans les écoles, mais on ne le parlera plus dans les foyers : il disparaîtra. C’est le drame bien connu de la langue irlandaise.

On fait campagne pour obtenir l’enseignement du breton dans les écoles ; le supplément spécial à Breiz de Mai 1957 est édifiant à ce point de vue. Et on n’avance pas beaucoup. Nous dépendons du bon vouloir du Gouvernement. Mais il est un terrain où les Bretons ne dépendent que d’eux-mêmes : c’est celui du foyer, et là c’est la grande débâcle.
Il faut, certes, faire campagne pour l’enseignement du breton, mais ce n’est pas là que se joue le sort de notre langue. Il se joue au coeur des jeunes papas et des jeunes mamans. Il faut des journaux et des livres bretons, mais serons-nous plus avancés, si les Bretons ne veulent pas les lire. Demandez quel est le chiffre de vente des publications en breton.

Les lignes qui précèdent pourront paraître d’un pessimisme exagéré. Et de fait nous verrons plus foin que la régression du breton ne se poursuit pas à un rythme uniforme sur tous les terrains. Cependant, à échéance plus ou moins lointaine, peut-on formuler un autre pronostic ?
Il y a, d’ailleurs, d’autres signes de désaffection des Bretons pour leur langue. Ainsi, nous avons des missions en paroisses rurales bretonnantes. Pour donner satisfaction à tous, on prêche une semaine en breton et une semaine en français, les prédications françaises sont plus suivies, même par les adultes. Ainsi encore, on a édité à Quimper, un rituel bilingue, latin-breton pour les sacrements de baptême et d’extrême-onction ; pareillement un livret de prières en breton pour les veillées funèbres à domicile, concurremment avec la version française. Quand les prêtres proposent la version bretonne, on leur répond souvent : « Nous parlons le breton, mais nous ne le lisons pas facilement, nous préférons le français. » Enfin signalons ce troisième signe : les jeunes demandent qu’on leur prêche en français. Car, ce qui est vrai déjà pour bon nombre d’adultes, le français est désormais leur langue de pensée et d’étude. Sait-on que le Finistère arrive au deuxième rang des départements français – après la Seine – pour la scolarité prolongée ? Les autres départements bretons suivent de près.

Que fera le prêtre ?

Il s’agit toujours du problème bien délimité du choix de la langue à utiliser dans-la pratique du ministère : culte, catéchisme, prédication.
Nous sommes, c’est indiscutable, en période d’évolution, on peut même dire en période de passage d’une langue à une autre sur la terre d’Armor. Il faut savoir que la plupart des peuples ont changé de langue au cours de leur histoire, certains plusieurs fois. Tous les ans, une classe de bretonnants disparaît pour faire place à une classe de plus en plus francisante et de plus en plus exclusivement francisante.
Dans une telle conjoncture, le choix par le prêtre de la langue qu’il utilisera en chaire est tâche délicate (8). Non pas en principe, car le seul souci qui doit guider son option est celui de répondre pour le mieux aux besoins spirituels de son auditoire. L’attachement ou l’aversion qu’il éprouve pour telle ou telle langue ne doit pas entrer en ligne de compte. Si, à un moment donné – changement de pays pour un missionnaire, changement de langue pour un peuple – les exigences de son ministère lui commandent d’abandonner une langue pour en adopter une autre, le prêtre doit s’y astreindre, malgré la souffrance qu’il peut en ressentir.
Mais en pratique, la réponse est moins simple. Il est admis que la langue bretonne est en régression partout, mais à quel moment faudra-t-il, dans telle paroisse, abandonner son usage exclusif à l’église ?

Considérons le rythme de régression du breton ou, plutôt, les rythmes de régression qui chevauchent l’un sur l’autre et qui peuvent abuser l’observateur superficiel.
Il y a le rythme de la langue de pensée et de culture, la langue des relations extérieures au foyer ; il est marqué par l’école, par les études, les réunions publiques, professionnelles ou politiques, la lecture et l’écriture. Ici, la substitution du français est équivalemment chose faite. Il y a longtemps, on disait que « le Breton écrit une langue qu’il ne parle pas et parle une langue qu’il n’écrit pas. » Aujourd’hui, il n’écrit pas davantage le breton qu’il parle, mais il parle aussi le français qu’il écrit.
Il y a le rythme de la langue usuelle du foyer, qui suit le rythme plus lent des générations qui se succèdent ; cette langue peut subsister alors que déjà tout ce qui est information du dehors appartient à une autre langue : on voit de ces jeunes filles qui ne parlent que breton au foyer, tandis que dans les sorties avec leurs amies elles parlent français ; il serait très facile d’énoncer les raisons de cette attitude chez des jeunes filles. Si les vieux parents cohabitent avec les jeunes foyers, leur présence est force de maintien du breton, tandis que la venue des enfants marque une accélération dans l’abandon ; les vieilles grand’mères elles-mêmes s’efforcent de baragouiner du français à leurs petits-enfants.
Le rythme du travail des hommes est encore plus lent que celui des foyers, la présence des enfants n’y joue pas, pas plus que le snobisme plus prononcé des femmes. On parle français en famille, mais sur le bateau ou aux champs le breton garde ses droits : on est entre hommes, on appartient – qui mieux est – à une équipe d’hommes au travail. Ce n’est pas l’arrivée d’un mousse sur un bateau, d’un apprenti à l’atelier de l’artisan ou dans une ferme qui va changer la langue des échanges, d’autant plus que les termes techniques ne s’apprennent guère à l’école ; c’est le jeune qui cèdera à la pression de l’équipe et apprendra le breton, très vite du reste. Il me semble que J.-P. Calloc’h a appris le breton surtout sur les bateaux, et je sais beaucoup de jeunes garçons dont la langue maternelle est le français et qui ont appris le breton, qui s’y sont en tous cas perfectionnés à partir de leur entrée au travail.
Sur lequel de ces rythmes ou de ces stades, va-t-on se baser pour le choix de la langue de prédication ?
Le prêtre doit tenir compte des préférences de la population. Si la majorité des « usagers » préfère le français, si la plupart d’entre eux connaissent le français aussi bien et mieux que le breton comme langue de pensée, le prêtre peut-il maintenir le breton comme langue exclusive de prédication contre le gré des paroissiens ? Il serait difficile de le soutenir. Pourquoi, en effet, adopterait-il cette attitude ? L’intérêt des âmes ne semble pas être en cause. Ne risque-t-il pas de se voir adresser bien vite le reproche plusieurs fois formulé, à tort : « Les prêtres veulent nous imposer le breton pour nous garder arriérés et nous mener plus facilement ; nous comprenons désormais tous le français ; pourquoi les prêtres s’entêtent-ils à nous prêcher en breton ? »

Pourquoi, en effet, si le français est devenu plus efficace que le breton pour exposer la vérité chrétienne ? Remarquons que les anciennes générations avaient une certaine culture bretonne de base pour avoir lu beaucoup en breton, tandis que les jeunes ne l’ont plus.
Si, dans l’auditoire, il y a des jeunes qui, ostensiblement, témoignent de leur mécontentement quand on prêche en breton – peu importe que leurs motifs soient valables ou non – une parole peut-elle porter quand on l’accepte de mauvais gré ? La langue est quelque chose d’extérieur au message, ce n’en est que le vêtement, le véhicule. Le prêtre a le droit et le devoir de se montrer intransigeant sur la vérité dogmatique ou morale qu’il est chargé de transmettre ; il n’a pas les mêmes raisons de l’être sur la langue qui la porte.
Il y a les vieilles générations qui préfèrent le breton et le comprennent mieux, ne serait-ce qu’à cause du vocabulaire technique de la chaire. Mais, que répondre à cette vieille grand’mère qui dit au prêtre :

« Me né intentan ket gwall vad ar galleg ; med it e galleg er memez tra, ar re yaouank a gav gwelloh, ar re-ze o deuz ezomm da gleved. Me a zo tremenet va amzer, ha n’eus forz penaoz, me a jomo stard em feiz… Ar re yaouank eo ! »

La question d’efficacité plus grande du breton est de plus en plus discutable dans nombre de paroisses.

NOTE D’AR GEDOUR (EC) :

Là encore, Mgr Favé ne va pas assez loin dans la notion d’efficacité. Une langue exprime l’essence même d’une culture « quand bien même une majorité de ce peuple ne la pratiquerait plus couramment » (Yves de Boisanger). Contrairement à ce qu’a dit le prélat plus haut, la langue n’est pas juste le vêtement d’une idée. C’est une façon spécifique de l’aborder, avec une tournure d’esprit particulière et l’héritage d’un peuple véhiculé par sa langue. L’efficacité voulue ne peut donc faire l’économie de cette notion.

Il est un fait que d’autres que les prêtres veulent convaincre et persuader, gagner l’opinion à leurs idées et visent à l’efficacité de leur propos ; prenons, par exemple, les propagandistes syndicalistes ou politiques ; or, même devant un auditoire de campagne, ils parlent français, à supposer qu’ils connaissent le breton.
Faut-il ajouter que, de plus en plus, c’est le français qui est la langue maternelle de nos jeunes prêtres, et la langue bretonne mal assimilée ne leur permet pas toujours de s’exprimer facilement, ni très heureusement.
Reprenons la critique du début. On dit que le breton se perd parce que les prêtres en font de moins en moins usage dans leur prédication ; c’est une explication par trop simpliste. Renversons la formule, et nous serons plus près de la vérité : « Les prêtres font moins usage du breton dans leur prédication parce que le peuple breton se désaffectionne de sa langue et l’abandonne. »

Ne donnons pas trop d’importance à l’usage d’une langue à l’église.

Je crois du reste que la querelle que j’expose n’a pas tellement d’importance en ce qui concerne l’avenir de la langue bretonne. Je me rassure d’autant plus en ce qui concerne la responsabilité des prêtres.
Je donne un argument de principe et un argument de fait.
Considérons un peu la vie des Bretons. De quel poids peuvent être, pour l’avenir d’une langue, les dix minutes hebdomadaires de prédication, entendus parfois par moins de la moitié de la population, alors que toute l’information, le flot d’informations qui leur parvient est en français : d’abord, l’école, qui les marque profondément ; puis, les quotidiens et les hebdomadaires, les livres, les magazines, la radio, le cinéma, bientôt la télévision… ; trop souvent – de plus en plus à cause des enfants – les échanges dans la vie familiale elle-même, sans compter le service militaire, les études et les voyages de toutes sortes…
Et en fait ? J’ai eu l’occasion de passer quelques mois en Dordogne en 1940, pays de langue d’oc, le gascon. Depuis longtemps, on n’y a ni catéchisé, ni prêché en gascon, mais en français. Le gascon était cependant aussi vivant, et plus vivant à l’époque que ne l’était chez nous le breton. J’étais hébergé chez le Maire d’une petite commune rurale ; tous les membres de la famille connaissaient très bien le français, la mère avait fait ses études chez les Ursulines de Bergerac, les deux filles (17 et 12 ans) y étaient encore pensionnaires ; mais, en famille, on ne faisait usage que du gascon. Dans une paroisse voisine, à l’occasion d’une mission qui venait d’avoir lieu, on avait eu l’idée de faire appel à un prêtre originaire du pays pour donner quelques instructions en gascon, croyant faire plaisir aux paroissiens. Mais, après son premier sermon, on lui fit savoir que la population préférait le français.
Le mal est beaucoup plus profond qu’on ne se l’imagine. On va répétant : « Voilà 50 et 100 ans qu’on dit que le breton va mourir et il est toujours vivant ; pourquoi donc jouer au prophète de malheur ? » Je veux justement détruire une illusion et alerter l’opinion ; si nous voulons sauver le breton, il est plus que temps de considérer le problème dans ses dimensions vraies et de prendre les moyens efficaces. C’est au peuple breton d’opter pour le salut ou l’abandon de sa langue. Telles que les choses se présentent aujourd’hui on peut dire qu’il a opté pour l’abandon progressif et, en général, sans regret, au fur et à mesure de la disparition des générations successives. Peut-on espérer un revirement ? En tout cas, l’Eglise ne peut pas arrêter seule pareil mouvement. Le salut est ailleurs, il appartient à la société civile et aux laïques de l’assurer, et ce sont surtout les jeunes foyers et les élites du pays qui tiennent en mains la solution.
Voyons dans quel sens le clergé peut les y aider.

II. CE QUE L’ON PEUT ATTENDRE DE L’EGLISE ET DU CLERGE EN FAVEUR DE LA LANGUE BRETONNE

L’Usage du breton à l’église.

Nous considérons ici le breton comme instrument de communication et d’échanges dont l’Eglise se sert pour enseigner et prier. Plus loin, nous l’envisagerons comme valeur de culture.
Le prêtre n’a pas à tenir compte de ses goûts ou de ses préférences dans le choix de la langue dont il fait usage à l’église. Son attitude lui est dictée par le principe déjà énoncé : opter pour la langue qui se trouve être, suivant un jugement loyal et impartial, la plus favorable au bien des âmes. Ce principe doit jouer aussi bien en faveur du breton qu’en faveur du français même si l’usage du breton exige du prêtre un effort plus appliqué de préparation.
Le prêtre doit aussi, en conscience, se perfectionner dans la connaissance de la langue ou des langues dont il se sert. Ce n’est pas le respect de la langue qui l’exige, – une langue n’a pas de droits – mais le respect du message à transmettre dans son intégrité et le respect de l’auditoire auquel on s’adresse. C’est vite fait de dire que le breton est une langue pauvre et fruste quand on a étudié le français pendant des années et que l’on n’a accordé que quelques heures au breton. C’est vite fait de dire que l’auditoire est indifférent à la qualité du breton quand on sait combien les Celtes ont toujours été sensibles à l’art de bien dire. Il ne suffit pas d’avoir été « élevé en breton » pour posséder une langue de prédication valable. Ainsi négligé, il n’est pas étonnant que le breton reste malhabile, peu apte à présenter le message chrétien avec précision et avec un certain agrément pour l’auditeur. Pendant que ses camarades restés dans le monde se familiariseront d’année en année avec un breton plus riche et plus racé, le prêtre, coupé du peuple par ses années d’études et sa formation classique, en restera, à moins d’un effort soutenu, à un breton infantile et insipide.
Faut-il ajouter qu’en dehors de la prédication, il y a tout le ministère pastoral, la confession, les contacts humains avec les paroissiens qui connaissent le français sans doute, mais à qui le breton est plus familier pour la conversation courante.

« La langue bretonne, écrivait Monseigneur Fauvel, reste pour les Bretons la langue de l’âme et du coeur, expression de tout un passé qu’ils portent en eux. »

Un prêtre affecté à l’une de nos paroisses rurales et qui n’apprend pas le breton accepte de voir l’efficacité de son ministère amoindrie. C’est pourquoi il se donne des cours de breton dans les trois grands Séminaires de Quimper, St-Brieuc et Vannes. Dans les paroisses urbaines où la francisation est plus avancée et où il y a plusieurs prêtres, l’inconvénient est sans doute moins grave d’avoir l’un ou l’autre ignorant du breton ; mais il existe et les intéressés s’en rendent bien compte.
Les journaux citaient ces temps derniers le cas d’un missionnaire destiné au Vietnam. Avant de rejoindre son poste, il a dit la messe à la Colonie Vietnamienne de Paris et a prêché en vietnamien. La première préoccupation des missionnaires est toujours d’apprendre la langue ou les dialectes des populations qu’ils ont à évangéliser.

Pour le catéchisme, la question se pose de moins en moins… ; on peut dire plus du tout dans le diocèse de Quimper et de Léon. Les prêtres ont résisté longtemps à la pression des parents. J’en ai vu imposer le catéchisme breton à des enfants dont la langue familiale était le français et qui ignoraient à peu près complètement le breton, sous prétexte d’éviter toute brèche dans l’unanimité conservée jusque-là en faveur du breton. Ils craignaient – et la suite a justifié leurs craintes – que les parents n’en profitent pour élargir bien vite la brèche. J’ai entendu un recteur déclarer qu’il refuserait à la Communion Solennelle un enfant de sa paroisse qui saurait très bien son catéchisme en français, mais en français seulement.
Je tiens à signaler ces deux faits, non pour les approuver, mais pour bien montrer qu’il y a eu des prêtres qui ne se sont pas résignés à la substitution de langue au catéchisme qu’en défendant le breton pied à pied. Il est incontestable que les parents sont en droit de demander que l’instruction religieuse soit donnée à leurs enfants dans leur langue familiale. Pour la conservation du breton comme langue du catéchisme, nous avons longtemps pris argument de la langue maternelle, et voilà que désormais l’argument se retourne contre le breton.
La prédication, enseignement collectif des adultes, présente une plus grande complication. Nous avons affaire à un auditoire bilingue avec priorité de plus en plus accentuée du français, surtout comme langue de pensée. En général, l’évolution n’a rien de brutal ou de violent, elle suit le rythme des générations. La nécessité de passer d’une langue à une autre ne sera ordinairement qu’une approximation jugée prématurée par les uns, trop tardive par les autres. Elle ne s’impose pas dans toutes les paroisses au même moment. On peut demander aux prêtres de ne pas briller les étapes. Si, dans telle paroisse par exemple, il apparaît que l’usage exclusif du breton à l’église soit devenu une erreur. Il n’est pas indiqué pour autant d’en venir, du jour au lendemain, à l’usage exclusif du français. On pourra faire usage des deux langues avec souplesse. Beaucoup de prêtres agissent ainsi malgré l’effort supplémentaire que cette solution entraîne. II n’en est pas moins vrai que cette coexistence, cet affrontement de deux langues usuelles dans une même paroisse, est une difficulté dont les prêtres sont les premiers à souffrir. Il est presque impossible de donner satisfaction à tout le monde.
L’abandon des cantiques bretons est plus regrettable. Paroles et musique éveillent encore dans les âmes une résonance spirituelle que les cantiques français, d’un usage récent, sont loin d’inspirer. 

Nos airs sont très appréciés et souvent ils nous reviennent habillés de paroles françaises et connaissent un renouveau de succès.
II ne s’agit pas d’exclure tout cantique français, surtout à l’époque où le genre se renouvelle avec bonheur ; mais de là à frapper d’ostracisme le cantique breton, il y a de la marge.
Nous savons qu’au diocèse de Saint-Brieuc, un effort méritoire est accompli pour enrichir le répertoire des chants en breton, et le Bleun-Brug, de son côté, essaie de relancer le cantique breton sur le modèle des « fiches » françaises ; mais nous sommes submergés par la production française, très riche en quantité et en qualité ; le snobisme aidant et le manque d’attachement à la langue, le cantique breton perd du terrain. Ici, comme pour le catéchisme, c’est beaucoup moins le fait du clergé que celui des fidèles, des membres des chorales notamment.

La langue bretonne, élément de formation culturelle.

Sortons maintenant de l’église, où le prêtre subit les impératifs de la pastorale et du culte ; il lui est alors loisible d’écouter d’autres voix, d’encourager un renouveau culturel breton et d’y participer.
Par vocation, le prêtre est appelé à enseigner et à faire usage d’un breton plus ou moins littéraire, en tout cas plus châtié et plus pur que le parler usuel. Il est normal qu’il en vienne à aimer cette langue et à la cultiver par goût et avec fierté. II est des cas où il acquerra une vraie maîtrise de sa langue, d’autant plus que les contacts quotidiens avec ses paroissiens bretonnants lui permettent de puiser à la sève populaire tout au long de sa vie. C’est une des raisons pour lesquelles les prêtres ont tenu un bon rang dans la connaissance et le maniement de la langue bretonne écrite ou orale. Au grand rassemblement des catholiques à Landerneau, en 1926, le R. P. Doncoeur s’extasiait devant le discours de M. le Chanoine Thomas, recteur de Ploujean, l’un des plus puissants orateurs qu’il eût jamais rencontré, disait-il. Son appréciation était dictée, non par le discours lui-même qu’il ne comprenait pas, mais par la force de persuasion qu’il devinait à voir cet auditoire de 100.000 hommes capté et littéralement envoûté par l’orateur. Le genre oratoire est lui aussi un genre littéraire, celui auquel le peuple est le plus sensible, et les prêtres ont été à peu près les seuls à le cultiver.
Par ailleurs, aujourd’hui encore, des prêtres et des religieux aiment le breton, l’étudient, l’écrivent, l’enseignent.
Les travaux de M. le Chanoine Falc’hun sur la langue bretonne attirent l’attention des savants français et étrangers et s’imposent par leur valeur scientifique. Jaloux de son indépendance vis-à-vis de toute idéologie pour n’être qu’au service de la Bretagne et des Bretons, il n’a pas I’heur de plaire à tout le monde ; mais la loyauté de son attitude intellectuelle a déjà libéré bien des esprits, et son dévouement total, jusqu’à épuisement d’une santé débile, a gagné bien des coeurs.
Des prêtres et des religieux écrivent dans Bleun-Brug, Bro-Guened, Lizeri Breuriez ar Feiz, Barr-Heol, Ar bedenn evid ar vro, Al Liamm, le Courrier-Progrès, plusieurs Bulletins paroissiaux… Il ne s’agit pas toujours de grande littérature – l’ambition des prêtres est autre – encore que la haute tenue de l’oeuvre de M. l’Abbé Le Floc’h (Maodez Glanndour) soit reconnue par tous.
N’oublions pas le travail persévérant d’information et de formation accompli par Le Sentier à l’adresse du personnel enseignant des écoles chrétiennes du diocèse de Quimper. Parallèlement, les stages organisés pour ces mêmes enseignants par les soins du Bleun-Brug à Roscoff et à Saint-Pol-de-Léon (1956).
On connait assez l’effort acharné du Frère V. Séité dans ses Cours par correspondance et par ses visites aux écoles. On voudrait voir les écoles donner plus de place au breton ; mais dans quelle mesure y sont-elles encouragées par les familles ? Il est vrai que maîtres et familles seraient mieux disposés si des avantages plus substantiels étaient accordés au breton aux différents examens officiels.
Tous les ans, S. Em. le Cardinal de Rennes et les Evêques de Bretagne (Nantes y compris) recommandent officiellement la quête [sur la voie publique] en faveur de la Fondation Culturelle [Bretonne « Emgleo Breiz »]. Ces mêmes Evêques ne marchandent pas leur appui au Bleun-Brug ; tous nos grands Congrès ont été encouragés par eux et présidés par un ou plusieurs d’entre eux.

N’y a-t-il pas une équivoque chez ceux qui exigeraient davantage de I’Eglise ?

« Son divin fondateur, Jésus-Christ, nous dit Pie XII, ne lui a donné aucun mandat, ni fixé aucune fin d’ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux… L’Eglise ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. » (4).

L’action culturelle est une action temporelle qui concerne d’abord les laïques ; c’est à eux de la mener. L’Eglise peut l’encourager et l’aider. II y a des moments où l’Eglise peut même suppléer, à la carence des laïques sur le terrain temporel, quand certaines valeurs humaines sont en péril ; elle l’a fait à différentes reprises dans son histoire, mais il s’agit d’une mission de suppléance et d’appui dont elle est seule juge. Par ailleurs, elle peut toujours aider en donnant aux laïques des principes qui inspireront leur action temporelle et des motifs surnaturels d’agir.
Nous avons dit que les Bretons, dans leur grande majorité, se désaffectionnent de leur héritage culturel et de leur langue en particulier ; l’Eglise n’a pas pour mission de leur en imposer la conservation malgré eux. Cependant il y a un réveil du sentiment breton qui se manifeste par l’intérêt porté, chez les uns, à l’aspect culturel et artistique de l’héritage, chez les autres, à l’aspect politique du statut de la Bretagne. Jamais sans doute, la langue bretonne n’a été écrite avec autant de pureté et d’amour que de nos jours. Jamais les autorités officielles, depuis les Maires et les Conseillers généraux jusqu’aux préfets et aux ministres, ne se sont souciés autant de la conservation de la langue bretonne : les personnalités groupées dans le Comité d’Honneur de la Fondation Culturelle en sont la preuve. L’Eglise encourage volontiers ce mouvement culturel, et le Bleun-Brug en particulier groupe, sous le patronage de l’épiscopat breton, des catholiques désireux de « défendre et de cultiver l’esprit breton, la foi, la langue, les usages, l’histoire de la Bretagne », suivant les directives données par Mgr Duparc à M. [l’abbé Jean-Marie] Perrot le 10 Avril 1926.
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la langue bretonne en elle-même comme curiosité linguistique et pièce de musée sociologique.
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de conserver le breton pour faire barrage au français ou retarder son extension en Bretagne. Les Bretons n’acceptent pas cet argument, qu’utilisent seules des personnes connaissant bien le français. Plusieurs Bretons ont trop souffert dans le passé de leur ignorance du français et ne veulent à aucun prix que leurs enfants connaissent pareille épreuve, au moment où tant d’entre eux sont appelés à travailler en pays non-bretonnant. En 1923, j’avais pour camarades de caserne des Alsaciens qui avaient grandi dans une Alsace de langue allemande et parlaient difficilement le français ; j’ai pu me rendre compte de la souffrance que certains Bretons émigrés ont pu éprouver autrefois. Parlons franc : si l’on mettait les Bretons en demeure de choisir entre le breton et le français, ils choisiraient le français ; et qui oserait-les en blâmer ? Ce que nous voulons, c’est que les Bretons connaissent bien le breton comme culture de base, si c’est leur langue maternelle, et qu’ils connaissent le français. Ce qui nous intéresse en l’occurrence, ce n’est pas telle ou telle langue, mais les Bretons ; et, dans leur intérêt bien compris, nous ne pouvons suivre ceux qui jetteraient l’exclusive sur le français.
Au Maroc, la tendance actuelle de plusieurs nationalistes serait de bannir le français des écoles marocaines ; mais M. Ben Barka, l’un des leaders connus de l’Istiqual, vient de réclamer le recrutement de quatre mille instituteurs français, la langue française devant selon lui être enseignée comme une langue de complément « pour avoir des fenêtres sur la culture occidentale et ne pas rester dans un isolement asphyxiant. »
Rendant compte du Congrès du « Monde Bilingue », à Aix-les-Bains, en Avril dernier, M. J.-N. Chevalier, agrégé de l’Université, écrivait que l’idéal serait « d’accéder à une civilisation où toutes les langues maternelles seraient respectées, mais où tous les peuples feraient un même effort pour apprendre utilement des langues communes. »
Il est des Bretons qui veulent faire de la conservation de la langue une arme politique : la langue bretonne est, pour eux, le drapeau vivant de la nationalité bretonne qui doit, un jour, recouvrer une large autonomie et même l’indépendance. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une langue particulière, commune à une population donnée, est une des caractéristiques de l’idée de nation et de peuple.

Nous touchons ici un point délicat, celui du nationalisme breton ; j’aimerais le voir traiter, un jour, face à la conscience chrétienne, dans les Cahiers du Bleun-Brug.
Mais il est un aspect de la question culturelle qui a l’avantage de pouvoir, dès maintenant et en dehors de toute passion politique, gagner la faveur du grand nombre en Bretagne et hors de Bretagne. Nous disons : hors de Bretagne et hors des Bretons, en toute connaissance de cause et après expérience.
On pourrait dire que le breton est le dernier vestige sur le continent européen de ce qui fut autrefois la langue celtique, parlée dans toute la Gaule avant sa romanisation ; c’est un argument auquel le gouvernement français pourrait être sensible, mais je veux considérer non pas la langue, mais ceux qui la parlent.

Nous voulons encourager la conservation et le développement de tout ce qui est valable dans l’héritage culturel breton, traditions et langue, pour donner au Breton le sens de sa dignité et bannir ce complexe d’infériorité qu’on a réussi à lui donner et qui a provoqué chez lui une déchéance certaine, diminuant sa valeur d’homme à ses propres yeux et aux yeux des autres. Les Bretons possèdent un héritage culturel bien à eux, modeste sans doute, mais réel, et on a abouti à lui en donner le mépris. Qu’un homme en vienne à avoir honte de ce qui est richesse propre en lui, c’est là le drame, c’est là le crime qu’il accepte de se considérer comme humainement inférieur et s’empresse de jeter par-dessus bord tout ce qui est lui-même y compris son christianisme, qui fait aussi partie de son héritage. Tout son comportement dans la vie en souffrira, sur le plan religieux comme sur le plan social et économique. Que voulez-vous faire d’un peuple qui se renie lui-même ?

Avez-vous rencontré souvent, hors de Bretagne, des personnes qui nient connaître leur langue maternelle et la langue de leur vie quotidienne ? C’était en 1942-1943 ; je fus chargé d’embaucher une secrétaire pour un bureau d’action sociale qui recevait beaucoup d’artisans des campagnes. Une jeune fille se présente avec d’excellentes références. Je lui pose une question préalable : « Connaissez-vous le breton ? » Elle me répond sans hésitation et avec une certaine complaisance qu’elle l’ignorait. « Dans ces conditions, lui dis-je, je regrette beaucoup, mais je ne peux pas vous engager. » Aussitôt, elle s’excusa… mais oui, elle connaissait un peu le breton… En fait, elle venait deux ou trois ans auparavant de quitter sa petite paroisse rurale d’origine et parlait très bien le breton, à la grande joie des artisans, brodeuses en particulier, qui passaient nombreuses au bureau les jours de marché pour leur attribution de fil.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres que je pourrais citer.
Connaître le breton est souvent considéré comme une tare, et l’ignorer comme une supériorité. Je ne reproche à personne d’ignorer le breton, mais je ne comprends pas que l’on s’en vante. Se vante-t-on d’ignorer l’anglais ou la musique ou l’arithmétique ? … à l’occasion, on le déplore et, c’est plus sage.
La langue bretonne, beaucoup de nos traditions bretonnes, sont des valeurs par elles-mêmes, des richesses qu’on doit être fier de posséder, qui sont l’expression d’une humanité, une porte ouverte pour l’intelligence d’un peuple. Elles peuvent servir au développement humain des Bretons, pour peu qu’on les exploite.

« C’est la langue qui révèle l’âme d’un Peuple, qui garde sa personnalité, qui protège sa liberté, qui entretient son patriotisme, qui enrichit son patrimoine intellectuel, qui traduit bien tout ce qu’il y a de plus intime en lui, ses convictions religieuses, ses affections de famille ». (9)

Dans cette perspective, nous travaillons dans la sérénité : Même si nous avions la certitude que la langue bretonne était destinée à disparaître dans une échéance plus ou moins lointaine, nous n’aurions aucune raison de nous décourager, car ce n’est pas le breton en lui-même qui nous intéresse, mais le peuple qui le parle, et nous croyons qu’actuellement redonner aux Bretons le sens de leur dignité en revalorisant leur langue à leurs yeux et aux yeux des autres, c’est faire grandir leur valeur d’hommes et les revaloriser eux-mêmes. Nous oeuvrons dans le présent et exploitons au maximum au profit de nos contemporains, l’héritage que nos pères nous ont légué.

Quant à l’avenir de la langue, il dépend des Bretons eux-mêmes ; si ces derniers l’abandonnent, nous le déplorerons ; s’ils veulent le sauver, nous les aiderons.

Favé Vincent, “L’Eglise et la langue bretonne,” Collections numérisées – Diocèse de Quimper et Léon, consulté le 19 septembre 2016, http://diocese-quimper.fr/bibliotheque/items/show/10582. Téléchargez l’intégralité du document en vous rendant ici.

(1) Voir le compte rendu du Congrès International de Pastorale Liturgique d’Assise 1956. Le rituel latin-français a été approuvé le 28 Novembre 1947, le rituel latin-breton, le 11 Mars 1949, le rituel latin-allemand, le 21 Mars 1950, le rituel latin-anglais pour l’Amérique, le 3 Juin 1954, le rituel latin-italien pour le diocèse de Lugano, le 11 Novembre 1955.

2) Nous a-t-on assez disputé, voilà déjà trente ans, pour cette qualification de « benveg » que nous donnions au breton ? Relevons encore à ce propos la remarque d’Abeozen dans son « Istor Lennegezh vrezhonel an amzer breman », au sujet de l’oeuvre des Capucins de Roscoff : « Ne deo ket dezho koulskoude e c’heller rebech ober eus hor yezh eur pal » (Al liamm, n° 60, p. 124).

(3) Documentation catholique du 2 Octobre 1955.
(4) Documentation Catholique du 1er Avril 1956.

(5) Ceci rappelle un passage du R. P. Daniélou parlant de « ces chrétiens dangereux selon M. Merleau-Ponty, qui sont “de mauvais révolutionnaires et des conservateurs peu sûrs”, qui inquiètent les réactionnaires parce qu’ils les trouvent communistes, et qui inquiètent les communistes parce qu’ils les trouvent cléricaux. Ces hommes sur qui les partis ne peuvent pas compter, parce qu’ils s’intéressent aux hommes et non aux intérêts des partis, mais sur qui les hommes savent et comprennent et sentent qu’ils peuvent compter. Ces hommes qui font éclater les cadres artificiels, qui ont horreur de ces cadres artificiels, et qui sont d’autant plus réalisateurs qu’ils ne s’intéressent qu’aux réalités humaines elles-mêmes. » (Conférence au Congrès de la F.F.E.C. à Paris, 1957).

(6) Nous devons ces précisions et ces chiffres à Monsieur le chanoine Nédélec, archiviste de l’Evêché de Quimper, qui par ailleurs a apporté sa collaboration à la rédaction de cette étude.
(7) Par le mot « peuple », nous ne voulons pas désigner seulement la masse non informée, mais cette masse avec ses guides éclairés, ses élites de toute nature.

(8) Il n’y a pas lieu de s’arrêter au dicton : « Ar brezoneg hag ar feiz a zo breur ha c’hoar e Breiz ». Il est exact en ce sens que, pendant des siècles, la langue bretonne a été le véhicule de la foi chrétienne, en Basse-Bretagne. Mais, si on prétend que foi chrétienne et langue bretonne sont à ce point liées que la disparition de l’une amènerait fatalement celle de l’autre c’est une erreur. Indépendamment des principes énoncés plus haut, les faits sont là pour montrer que la foi et le breton ne sont pas solidaires : les régions les plus bretonnantes sont loin d’être toutes les plus chrétiennes.

(9) Monseigneur Duparc, à la messe du Cinquantenaire de la société archéologique [du Finistère], le 9 juillet 1923 (BSAF, t. L, 1923, p. 121].

À propos du rédacteur Eflamm Caouissin

Marié et père de 5 enfants, Eflamm Caouissin est impliqué dans la vie du diocèse de Vannes au niveau de la Pastorale du breton. Tout en approfondissant son bagage théologique par plusieurs années d’études, il s’est mis au service de l’Eglise en devenant aumônier. Il est le fondateur du site et de l'association Ar Gedour et assure la fonction bénévole de directeur de publication. Il anime aussi le site Kan Iliz (promotion du cantique breton). Après avoir co-écrit dans le roman Havana Café, il a publié en 2022 son premier roman "CANNTAIREACHD". En 2024, il a également publié avec René Le Honzec la BD "L'histoire du Pèlerinage Militaire International".

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