Pour ce 17e dimanche du temps ordinaire, l’Eglise nous invite à méditer sur Luc 11, 1-13, la version du Notre Père de St Luc et deux paraboles encourageant à la prière ! J’ai voulu m’en tenir à la seule prière du Seigneur, tant les sujets sont importants ! Le sens de la paternité de Dieu, la référence à la sainteté du nom de Dieu et à son règne ! Et bien sûr, les difficiles questions concernant la nature du don du pain comme la demande concernant la tentation. Sur ces deux derniers points, voici la conclusion de l’homélie. Retrouvez le texte complet dans mon ouvrage « Les homélies de l’année C » aux Editions Artège.
La demande concernant le pain comporte une difficulté liée au mot grec qui qualifie ce pain et qu’on retrouve aussi dans la version de Matthieu[1]. Relevons cependant tout de suite la différence de perspective. Matthieu disait « aujourd’hui », Luc parle d’un don à renouveler chaque jour insistant donc sur la notion de durée. François Bovon a eu l’idée géniale de rapprocher cette demande de Pr 30, 8-9 que je cite : « Éloigne de moi fausseté et mensonges, ne me donne ni indigence, ni richesse ; dispense moi seulement ma part de nourriture, car, trop bien nourri, je pourrais te renier en disant « qui est le Seigneur ? » ou dans la misère je pourrais voler, profanant ainsi le nom de mon Dieu. »[2] On le voit cette demande est liée à la sagesse israélite tout comme au souvenir que Dieu nourrit son peuple comme le montre l’épisode de la manne dans l’Ancien Testament et la multiplication des pains dans le Nouveau. Cela dit reste l’énigme de l’adjectif grec « epiousios » accompagnant le mot « pain ». Saint Jérôme, auteur de la Vulgat (la traduction latine qui fait autorité dans l’Église Catholique), a traduit différemment ce mot selon les passages de Matthieu et de Luc. Pour Luc il maintient l’adjectif quotidien, suivant cela les vieilles traductions latines, mais il s’en écarte pour saint Matthieu en traduisant par « super substantiel » ![3] Et c’est le même mot. Je pense que l’usage liturgique a joué un rôle important dans le choix de saint Jérôme. Les anciens pères avaient aussi insisté sur le sens spirituel du pain demandé dans le Notre Père, prié en Église. Origène, pour ne citer que lui, pensait au pain spirituel du Verbe de Dieu et, de ce fait, renvoyait à Jn 6, le discours sur le pain de vie.
Saint Augustin tient lui aussi beaucoup à cette idée du pain spirituel sans pour autant écarter le pain matériel. Il aborde la question dans plusieurs homélies. Je ne cite que le court extrait de l’une d’entre elles comme exemple : « Cette même demande « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien » s’applique aussi parfaitement à votre eucharistie. Seigneur, à cette nourriture de chaque jour, les fidèles savent ce qu’ils reçoivent alors il leur est salutaire de prendre cet aliment quotidien nécessaire à la vie présente. […] Quant à la parole de Dieu que l’on vous explique chaque jour et que l’on vous rompt en quelque sorte, elle est aussi un pain quotidien. Le corps demande le pain vulgaire, l’esprit a besoin de ce pain spirituel. Aussi nous le demandons également et le pain quotidien comprend tout ce qui nous est nécessaire dans cette vie, soit pour notre âme, soit pour notre corps. »[4] Je me suis attardé sur cette demande essentiellement pour deux raisons. La première pour montrer le mauvais niveau des batailles sur la traduction du Notre Père, et d’une certaine façon leur vanité. La liturgie comporte bien du grec avec le Kyrie, pourquoi ne dirions ou ne chanterions-nous pas le Notre Père en grec ? L’unité de la langue mettrait tout le monde d’accord et l’on conserverait ainsi les deux sens du mot pain.
Et c’est là la seconde raison de mon souci d’approfondissement de ce passage. Le prêtre ne doit pas être le seul à bénéficier chaque jour du pain supra-substantiel. Les fidèles avec lui. Il faut donc rétablir l’usage de la fréquentation des messes en semaine, d’autant plus que des messes sont supprimées le dimanche et que cela risque de continuer autant à cause d’une mauvaise théologie que du manque de prêtres. D’ailleurs les deux vont ensemble. Je l’ai déjà dit et ne cesserai de le dire, avec saint Jean-Paul II l’Église vit de l’eucharistie[5] et plus on supprime de messes plus on fait diminuer le nombre de chrétiens pratiquants. La messe de semaine ne dispense jamais de la messe dominicale ! Mais quand cette dernière ne sera plus célébrée dans une relative proximité… ? Si on a eu l’intelligence de célébrer des messes chaque jour dans des églises différentes pour les utiliser au maximum et être plus près des gens, alors la demande du pain super-substantiel sera satisfaite avec véritablement tous les moyens du bord de la barque-église !
La demande sur le pardon est liée à la précédente par la préposition « et » que ne rend malheureusement pas notre traduction du lectionnaire. Tout comme la dernière demande sur la tentation, et là le « et » est fort heureusement rendu.
Luc n’utilise pas comme Matthieu le mot « dette » qui en grec comme en Français n’a pas de connotation religieuse. Il emploie le mot péché comme nous même, en français, avons traduit « offense », mais Luc garde tout de même quelque chose de la version de Matthieu qui fut certainement celle de Jésus en parlant de débiteur.
Ce qui est certain, c’est que ce texte, tout comme celui de Matthieu, établit un lien entre le pardon de Dieu et celui que nous accordons à nos frères. Cela précisé, il n’y a pas de sens unique comme on le croit et hélas comme on le prêche également souvent. Car si pour nous pardonner, Dieu attendait que nous pardonnions aux autres, il ne le ferait jamais. Si Dieu nous abandonnait à nos propres efforts, nous serions incapables d’atteindre notre but. De plus, si nous n’arrivons jamais à pardonner à autrui, nous devons nous demander si nous avons quelque expérience du pardon de Dieu. En fait c’est toujours Dieu qui prend l’initiative du pardon tant est grande notre faiblesse. Luc rappelle d’ailleurs souvent cette souveraine initiative divine qui constitue tout le mystère de l’action de la grâce[6]. Compte tenu de la deuxième demande et des tempêtes qu’elle a soulevé et qu’elle soulève encore, on comprendra que je conclus mon homélie sur elle. Notre nouveau lectionnaire nous donne une traduction qui, selon toute vraisemblance, sera celle de la nouvelle version française du Notre Père. La TOB, avec « ne nous conduis pas » et François Bovon avec le « ne nous induis pas » (vieille traduction protestante française) sont, sur le plan littéral, plus près du texte grec. Mais ce constat ne suffit pas. Toute la question tourne autour de la compréhension de l’original araméen et du juste souci théologique de ne pas porter atteinte à la sainteté de Dieu. Pour l’araméen la négation peut porter sur la cause ou sur l’effet. On peut traduire par « fait que nous n’entrions pas », ou « ne nous introduit pas »[7].
Cela dit, le mot tentation ne signifie pas péché mais mise à l’épreuve. C’est clair pour qui est bien pénétré de l’esprit de la Bible. Cela dit le sens des mots glisse. Et en français, depuis un moment déjà, tentation est bien proche de péché. D’ailleurs n’appelle-t-on pas volontiers le diable le tentateur, quand on en parle bien sûr, à la suite de saint Matthieu qui désigne ainsi le diable dans son récit de la tentation (chapitre 4 verset 3) alors que saint Luc, lui, écrit toujours le diable (Lc 4, 1-13). Il est donc clair que pour Luc tentation n’est pas péché, mais cela ne clarifie pas pour autant les choses en français. François Bovon écrit fort pertinemment : « s’il y a une entrée en tentation (Lc 8, 13 parle de « l’instant de la tentation ») – et j’ajoute que selon moi c’est de cela uniquement qu’il est question dans notre passage – il y aussi une issue possible comme dit l’apôtre Paul (1C 10, 13). »[8] Et je cite ce verset de l’Epître aux Corinthiens avec les mots qu’il précède : « Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter. »
C’est pourquoi, par souci pastoral et dans la conviction que cela ne trahit pas le sens du texte, je crois que l’ancienne traduction « ne nous laisse pas succomber à la tentation » était de loin préférable, surtout pour un texte de prière qui doit être plus immédiatement compréhensible qu’un autre.
[1] Voir la grande note de la TOB sur Mt 6, 11, celle-ci est malheureusement incomplète c’est pourquoi il faut se reporter aussi à François Bovon, « L’Evangile selon Saint Luc », Tome IIIb, ed Labor et Fides, p. 122 à 125
[2] François Bovon, opus cité p. 123
[3] François Bovon, opus cité p. 123 à 125. On trouve dans ces pages l’explication détaillée de ces différentes manières de comprendre ce mot grec, inusité avant les évangiles. Tout dépend en effet de la manière dont on le coupe. On peut opérer de deux façons : « épi ousios » « super substantiel » ou « essentiel » ou « ép iousis » qui renvoie à « epienai » et à l’expression « epiousia emera » qui veut dire « le lendemain », le mot « emera » étant souvent sous-entendu et donc omis.
[4] Saint Augustin, « Sermons sur l’Ecriture », édition établie et présentée par Maxence Caron, p. 558, sermon sur l’oraison dominicale prêché entre 412 et 416, ed Robert Lafont
[5] Lire ou relire l’encyclique de ce saint pape qui porte ce nom
[6] François Bovon, opus cité, p. 126 et 127. Il renvoie en particulier à Lc 5, 32 et à Lc 19, 9-10
[7] C’est toute la polémique lancée par le Père Carminiac, voir François Bovon, opus cité, p. 127 et 128
[8] François Bovon, opus cité p. 128