Dans le monde de la bande-dessinée, un événement a lieu ce mois-ci, à savoir la réédition en version colorisée de « Tintin au pays des Soviets ». Les médias relaient l’actualité, mais bien peu savent que cette BD a été publiée en 1942 dans la presse bretonne pour la jeunesse.
Hergé publia la première fois les aventures de son jeune reporter et de son chien Milou, dans le journal belge de l’abbé Wallez, Le Petit XXe (1929), puis en 1930, il proposa au journal catholique pour la jeunesse Cœurs Vaillants créé en 1930 par l’abbé Courtois (encore un curé, diront certains, qui n’avait pas compris que le communisme peut être à « visage humain »), de publier sa BD.
A la même époque, un jeune Breton du même âge que le jeune Georges Rémy, qui signe sous le pseudonyme d’Hergé, fréquente aussi les bureaux de Cœurs Vaillants, Herry Caouissin qui vient présenter ses propres histoires en bandes dessinées. C’est ainsi qu’il y croise régulièrement Hergé, et les deux jeunes dessinateurs sympathisent. Herry Caouissin, de son côté, ne rêve que d’une chose : quitter Paris, regagner sa Bretagne. Mais pour réaliser ce rêve, il lui faudrait trouver en terre d’Armorique un travail, ce qui est loin d’être évident. Grâce à un ami, il va être présenté à l’abbé Yann-Vari Perrot, recteur de Scrignac. Cela tombe bien : le dynamique prêtre militant breton a besoin d’un secrétaire pour son Bleun-Brug, sa revue Feiz ha Breiz (Foi et Bretagne). Herry Caouissin quitte donc la capitale française, et perd de ce fait tout contact avec Hergé. Les années passent et survient la Deuxième Guerre Mondiale et avec elle l’Occupation puis la Résistance. En Bretagne, la presse destinée à la jeunesse est d’esprit français ; beaucoup de titres se sont imposés dans les écoles, les patronages, et ont un quasi-monopole. Cœurs Vaillants est de ceux- là. L’abbé Perrot fulmine contre cette presse : qu’elle soit catholique, neutre ou communiste, la culture bretonne dans toutes ses expressions, à commencer par la langue, n’y trouve pas, et de loin, son compte. La presse subit les interdictions, les restrictions imposées par l’Occupant et le gouvernement de Vichy. En zone occupée, puis par la suite dans toute la France, cette presse est interdite.
En Bretagne, la « place » prise par tous ces illustrés -comme on les appelle à l’époque- est disponible, du moins si la triple autorisation est donnée : celle d’abord des autorités d’occupation, celle du Gouvernement et celle de l’Eglise, du moins pour ce qui concerne la presse catholique destinée à la jeunesse. Herry Caouissin a derrière lui son expérience à Cœurs Vaillants, déjà huit années passées au service de l’abbé Perrot, durant lesquelles il a créé la revue « Feiz ha Breiz ar Vugale » (Foi et Bretagne des enfants). L’absence de cette presse parisienne n’échappe pas à Herry Caouissin, à son frère Ronan (futur historien sous le pseudonyme de Ronan Caerléon) et à l’abbé Perrot. L’occasion est trop belle pour la laisser passer, ne pas en profiter, prendre les places vacantes.
En novembre 1940, ayant « dans la poche » toutes les autorisations indispensables pour paraître, Herry Caouissin fonde son propre illustré, Ololê, qui prend la suite de Feiz ha Breiz ar Vugale. Le succès est immédiat (tirage variant entre 15 et 20.000 exemplaires et presque autant de lecteurs). Herry Caouissin s’attache les meilleurs dessinateurs de l’époque (Le Rallic, Lortac, Pol Felix Jobbé Duval, Thomen, Herouard, Xavier de Langlais, Michaud-Vernez, Xavier Haas, Moriss, et son maître, Benjamin Rabier) Mais à son tableau, il lui manque son ancien collègue de Cœurs Vaillants, Hergé. Herry Caouissin le sollicite, mais la guerre est là et les relations guère aisées. Hergé donne toutefois son accord pour que les aventures de Tintin soient publiées dans Ololê. Un album va donc être « sacrifié » pour pouvoir mettre les planches en photogravure. Il n’y a là rien d’iconoclaste car à cette époque l’album n’a évidemment pas la cote qui sera la sienne bien plus tard ; ce n’est qu’une BD, aux traits d’ailleurs assez maladroits. Nous sommes en 1942, la guerre bat son plein, l’Allemagne, dans un combat titanesque, affronte l’URSS. Est-ce bien le moment de publier une bande dessinée qui dénonce les crimes d’un régime qui combat dans le même camp que les Forces Alliées ? La question pouvait se poser, et les historiens et auteurs de Mémoires sur Ololê, plus ou moins objectivement, se la poseront, mais là n’est pas notre sujet.
UN INTERESSANT COUP DE TELEPHONE DE TINTIN
Herry Caouissin, qui a le sens de la communication, fait de Tintin un collaborateur occasionnel d’Ololê. Par un coup de fil au jeune reporter, Ololê l’invite à venir à la rédaction pour raconter son aventure au Pays des Soviets (numéro 62 du 2 mars 1942). Dans le numéro suivant (63 du 8 mars), la rédaction annonce à ses jeunes lecteurs :
« Ololê a reçu un télégramme de la plus haute importance », et de publier en Une de l’illustré, le télégramme de Tintin confirmant sa venue : « Arrive ce soir à Landerneau. Retour du Pays des Soviets avec mon chien Milou ».
Et pour stimuler l’attente de ses jeunes lecteurs, Ololê écrit : « La semaine prochaine nos deux nouveaux héros commenceront le récit de leurs aventures véridiques, chez les Soviets ! Brrrr ! … ». On appréciera le « Brrrr ! » qui en dit long sur le Paradis soviétique… Le procédé est habile : il met en condition le jeune lecteur. Le 15 mars commence le récit en BD des aventures, et ce jusqu’en juin 1943 (numéro 104). Arrivé à ce numéro, il y a dans la publication « un problème ». Brusquement, sans raison, les aventures s’interrompent, laissant le lecteur sur sa faim. Déjà, par rapport à l’album, les aventures de Tintin publiées dans Ololê sautent les premières planches. Aucune explication n’est donnée. Dans les Mémoires consacrées à Ololê, les auteurs ont voulu voire, soit une négligence rédactionnelle, soit une prise de conscience tardive de l’audace de cette publication qui par son anti-communisme affiché compromettait l’illustré. Ce qui est une analyse fausse puisqu’ il aurait suffi aux auteurs des Mémoires de tenir compte de ce que Herry Caouissin disait :
« Nous avions l’intention, dans le cadre de nos éditions pour la jeunesse, de rééditer en album les aventures de Tintin. Pour cela, bien évidemment, il nous fallait l’accord d’Hergé, et nous nous faisions fort de l’obtenir. Malheureusement, nous n’avons pu alors le contacter. Et c’est parce que nous pensions à cette édition, que nous n’avons pas publié dans Ololê l’intégralité de l’album, et c’est dommage, car en consultant la collection, le sentiment d’aventures tronquées s’en ressent. Dans Ololê, c’était une sorte de « mise en bouche » pour le lecteur qui l’inciterait à acheter l’album, exactement comme nous l’avions fait avec « Goneri le filleul de Cadoudal », « Gaït la Cavalière du Texas », « Les Loups de Coatmenez » et « la Croisade des Loups » illustrés par Le Rallic, « le bolide stratosphérique » illustré par Lortac, ou encore « Au temps où les bêtes parlaient breton », reprise de dessins de Benjamin Rabier, toutes bandes dessinées éditées en album. Nous avions même envisagé une édition colorisée ».
Quand on sait, aujourd’hui la valeur marchande des éditions Ololê sur le marché du livre breton, notamment Au temps où les bêtes parlaient breton, on se prend à rêver de ce que serait un album de Tintin au Pays des Soviets édité par ces célèbres éditions bretonnes de Landerneau. Quant à supposer une quelconque crainte de déplaire à Moscou et aux communistes, Herry Caouissin balaiera ces suppositions d’un revers de main : Ololê affichait sans complexe son anti-communisme, tout autant qu’il affichait son identité chrétienne, catholique et bretonne. Comme il fallait s’y attendre, la publication des aventures blasphématoires de Tintin vont plus que déplaire à la Résistance communiste. A la Libération, elle fera payer l’audace, le blasphème en réquisitionnant l’Imprimerie du Léon de Landerneau, en saccageant les bureaux, les archives, et en portant au dossier à charge contre Ololê et les frères Caouissin, l’attendu grotesque suivant, que « la publication de cette bande dessinée foncièrement anti-communiste, avait gravement porté atteinte au moral des Alliés » (sic). Ce qui fera dire, avec humour à Herry Caouissin : « qu’il ignorait compter parmi les lecteurs d’Ololê les vaillants soldats des armées Alliées »
Effectivement, en cherchant bien dans les archives d’Ololê, dans les listings d’abonnés, on n’y trouve nullement trace d’abonnements des Etats-Majors de ces braves. Mais on peut supposer que les communistes bretons d’alors aient fait un service de presse à Moscou …
Aujourd’hui, les Tintinophiles, les Hergéologues puristes, pour la plupart ignorent cette édition dans un illustré breton, qui faisait figurer Ololê, avec Le Petit XXème et Cœurs Vaillants parmi les pionniers. Et ceux qui connaissent ces numéros d’Ololê accusent la direction de l’illustré d’avoir agi illégalement, d’avoir tout simplement piraté l’œuvre d’Hergé, donc d’être une publication marginale, sans intérêt, au point de la mépriser et de ne pas l’inclure dans la saga Hergéienne. Désolé pour eux, mais ces spécialistes de l’œuvre d’Hergé ont tout faux : Herry Caouissin publiera en toute légalité les aventures de Tintin, puisqu’il avait l’accord d’Hergé, et s’il en fallait des preuves, elles se trouvent dans les archives d’Ololê, à savoir : les relevés du Syndicat de la propriété Artistique en date des 22 et 30 avril 1942 et du 18 septembre 1942 pour règlement des droits d’auteurs à Hergé, soit la somme de 250 francs. Ces pièces, bien qu’elles soient concernant Hergé, sont les seules qui échappèrent à la fureur destructrices des épurateurs, et légitiment donc la publication des aventures de Tintin par Ololê.
Pour beaucoup, cette publication sera un des titres de gloire d’Ololê, et bien des collectionneurs ne s’y tromperont pas, puisque ce sont tous les numéros comportant les aventures de Tintin au Pays des Soviets qui seront le plus recherchés et cotés, et ce, depuis longtemps. Gageons que cette réédition par Casterman redonnera encore une plus-value à ces numéros forts rares. Nous publions, ci-après, une des rares lettres « survivantes » mentionnant tout l’intérêt des jeunes lecteurs pour Tintin :
« Monsieur le Directeur ; Ololê s’engage dans la voie du progrès, félicitations. Avec Tintin et Milou que vous nous promettez, c’est le succès assuré. Depuis 11 ans que je m’occupe d’enfants et de revues, je puis vous annoncer que le nombre de lecteurs triplera. Je me permets un simple avis puisque à partir de Pâques vous avez l’intention de donner à Ololê un nouvel élan, commencez donc à cette date le début des aventures de Tintin et Milou. Le succès de votre revue est certain. Les enfants ont gardé de Cœurs Vaillants, à cause de ses fameuses histoires, un souvenir qu’ils se rappelleront longtemps, a tel point que si Cœurs Vaillants reparaissait, ce serait la ruée vers lui et l’abandon des autres revues. Dans l’attente de vos nouveaux progrès, veuillez croire à mes sentiments les meilleurs. R.Robin, Ecole de garçons de Montfort sur Meu, mars 1942 ».
Effectivement, à la Libération, Ololê ayant cessé de paraître, Cœurs Vaillants et toute la presse pour la jeunesse, reprendront leur place d’avant- guerre, éliminant la presse bretonne, jamais remplacée depuis. Toute une génération bretonne se rappelle cependant avoir été lectrice d’Ololê et il n’est pas rare de croiser des personnes d’un certain âge ayant été bercées par l’illustré breton.
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