La Tradition, héritage pour le futur

Amzer-lenn / Temps de lecture : 8 min

Ce que disait Paul VI en octobre 1964 : “L’application exacte de la Constitution liturgique requiert (…) que toutes choses, nouvelles et anciennes, soient justement et harmonieusement fondues ensemble. Et cela implique une mise en garde : que le souci de la nouveauté ne dépasse pas la mesure, que la valeur du patrimoine de la tradition liturgique ne soit négligée, et surtout qu’elle ne soit pas oublié. S’il en était autrement, il ne faudrait plus parler de rénovation mais plutôt de destruction de la Saint Liturgie. (…) En matière de liturgie, il ne doit donc pas exister la moindre opposition entre le présent et le passé ; tout doit, au contraire, se passer de telle manière qu’une innovation, quelle qu’elle soit, se recommande par la cohérence et l’accord avec la sainte Tradition et que les formes nouvelles fleurissent, comme d’elles-mêmes, à partir de formes déjà existantes.”

L4236415846es dictionnaires nous enseignent que la “tradition” désigne la transmission continue d’un contenu culturel ou spirituel à travers l’histoire, depuis un événement fondateur ou un passé immémorial. Son origine étymologique provient du latin “traditio, tradere”, de “trans” – à travers – et “dare” – donner, faire passer à un autre, remettre -.

On est donc en présence d’un héritage qui constitue le vecteur d’identité d’une communauté humaine. Mais au-delà de cette notion d’identité, dans son sens absolu, la “tradition” est surtout et avant tout à la fois une mémoire et un projet, en un mot, une conscience collective : le souvenir de ce qui a été, avec le devoir de le transmettre et de l’enrichir. La véritable “tradition” concerne donc davantage l’avenir que le passé ; en ce sens, elle ne saurait être une habitude sclérosée, un refuge pour ceux qui craignent le futur.

Nous pourrions ajouter que la “tradition” procède d’un esprit : un esprit porté par des gestes et des paroles s’enracinant dans les profondeurs de l’histoire, là où réside le Principe qui préside à l’Eglise et à la foi qu’elle porte, à savoir l’irruption de Dieu dans l’Histoire des hommes et en même temps la mémoire qui nous en est parvenue par la liturgie.

L’expérience des quarante dernières années nous démontre que lorsque les clercs choisissent, consciemment ou non, de rompre avec la tradition liturgique, la foi ne se transmet plus

En vertu de cette définition, la “tradition” qui nous parvient par la liturgie apparaît très clairement comme étant au cœur de la notion de transmission. Mieux encore : vécue dans son authenticité, elle est la condition sine qua non de la transmission de la Foi. Tous les discours actuels entendus lors de “synodes diocésains” ou lus dans les bulletins paroissiaux évoquant la nécessité d’inventer de nouvelles méthodes pour “transmettre la foi” resteront des coquilles vides de tout contenu tant que ceux qui les émettent continueront de faire l’impasse sur cette notion fondamentale de tradition liturgique. L’expérience des quarante dernières années nous démontre que lorsque les clercs choisissent, consciemment ou non, de rompre avec la tradition liturgique, la foi ne se transmet plus. Pire : elle se dénature là où elle subsiste encore à l’état de vestiges (un peu d’encens, un peu de grégorien, une belle chasuble…), au point de devenir méconnaissable.

Quel rapport y a-t-il entre certaines célébrations eucharistiques auxquelles on peut assister de nos jours – célébrations fades, sans odeur ni saveur, célébrées sur de simples tables, copieusement arrosées d’un verbiage inconsistant – et le rite romain tel qu’il s’est développé depuis plus de quinze siècles ?

Quelle Eglise, quelle religion pourrait accepter de voir son cérémonial ou ses rites bouleversés autant qu’ils l’ont été lors des quarante dernières décennies dans leur identité la plus profonde en un aussi court laps de temps ?

Malheureusement, peu de gens en Europe occidentale, et en particulier au sein de l’Eglise, semblent conscients que cet incroyable bouleversement, par son ampleur comme par sa nature, constitue un cas unique dans l’histoire universelle. Aucune autre religion au monde n’a envisagé ou n’envisage de jeter aux orties, comme l’a fait de larges parties de l’Eglise d’Occident, des pans entiers de son patrimoine rituel et symbolique.

Qui en Europe de l’ouest ne s’est jamais émerveillé, en regardant un reportage diffusé par une quelconque chaîne culturelle, sur la beauté et la splendeur des liturgies orientales exprimant ainsi un goût pour la tradition sacrée plus ou moins conscient et assumé ? Hélas ! Nous savons admirer chez les autres ce que nous avons détruit chez nous, dans nos églises. Que resterait-il aujourd’hui des splendides liturgies orientales si ceux qui les célèbrent leur avait appliqué le même traitement dissolvant que celui que nous avons appliqué à la liturgie latine ? Que resterait-il si les airs de rock ou de guitare avaient remplacé la profondeur des chants byzantins ?

Il est frappant de voir à quel point, en Occident, la liturgie est un sujet qui divise et qui fait couler beaucoup d’encre, mais qui fait rarement l’objet d’une réflexion en profondeur.

Pourtant, une telle réflexion menée par des gens compétents et non par des personnes bien en vue dans les sphères épiscopales permettrait pourtant de jeter sur notre patrimoine liturgique aujourd’hui menacé de disparition un regard très différent de celui que lui portent de nombreux clercs et fidèles actuellement.
Car quiconque a étudié, par exemple, le chant grégorien, plonge ses racines jusque dans la spiritualité vétéro-testamentaire telle que nous la rapporte le livre des Psaumes. Quiconque a étudié un tant soit peu sérieusement l’histoire de la liturgie chrétienne sait que celle-ci tire une grande partie des éléments qui la composent – sens du sacré, de la transcendance divine, orientation de la prière vers ce Saint des saints qu’est le tabernacle, splendeur du rituel porté par la beauté des ornements, encens et agencement du sanctuaire – de la liturgie hébraïque telle qu’elle était célébrée dans le Temple de Salomon sous l’ancienne Alliance.

« De toute évidence, porteuse de conséquences catastrophiques pour la Foi, il semble toutefois que la crise radicale que traverse la spiritualité occidentale et qui conduit à perdre le sens de la liturgie, soit en réalité encore plus profonde et radicale qu’elle n’y paraît. »

La disparition de ces connaissances, même chez les clercs – surtout chez eux ! – consacre par conséquent non seulement une rupture avec la “tradition” proprement chrétienne, mais encore avec toute la spiritualité biblique depuis les origines les plus immémoriales.
Déjà, de toute évidence, porteuse de conséquences catastrophiques pour la Foi, il semble toutefois que la crise radicale que traverse la spiritualité occidentale et qui conduit à perdre le sens de la liturgie, soit en réalité encore plus profonde et radicale qu’elle n’y paraît. Au delà de l’identité profondément judéo-chrétienne de la liturgie, c’est la notion et la légitimité même du rite qui est remise en cause.

Considéré comme un ensemble de prescriptions archaïques et contraignantes dans une société valorisant à l’excès la liberté individuelle et l’innovation, le rite n’apparaît plus que comme une aliénation dont il convient de se libérer. Particulièrement révélateur de cette mentalité est le fait qu’il est courant au cours des célébrations eucharistiques, de voir des célébrants omettant ou modifiant volontairement certains rites pourtant particulièrement expressifs de la liturgie, et qu’il devient de plus en plus habituel de voir des évêques célébrer l’Eucharistie dans des stades, des salles de spectacle, des cirques… Le problème n’est pas tant dans le fait que tel ou tel rite soit omis ou modifié alors qu’il est expressément prescrit par les livres liturgiques ; le problème n’est pas qu’on veuille célébrer une messe ailleurs que dans une église. Le problème est qu’en agissant de cette façon, c’est l’ensemble de la célébration liturgique qui se trouve affaibli puisque privée de la symbolique et de la puissance signifiante dont le rite doit être porteur ; par là même, la liturgie devient moins capable de répondre aux besoins spirituels de l’homme, puisque la prescription de faire ainsi et pas autrement n’est en réalité qu’une réponse à un besoin anthropologique fondamental et originellement exprimé, parvenu jusqu’à nous par l’intermédiaire de la “tradition”. C’est justement le génie du christianisme d’avoir su assumer la nature profonde de l’humanité en reprenant à son compte la ritualité immémoriale tout en la spiritualisant, c’est-à-dire en en faisant le support matériel d’une conversion intérieure.

La même idée pourrait être exprimée au sujet des rites des funérailles, dont la puissance signifiante est aujourd’hui en pratique systématiquement édulcorée, voire carrément remplacée par une sorte d’hommage déritualisé au défunt, hommage vaguement teinté de religiosité, mais en tout cas parfaitement incapable de répondre aux questionnements fondamentaux de l’homme quant à la mort et au sens de son existence. Rupture avec la tradition spirituelle vétéro et néo-testamentaire, la crise actuelle de la tradition liturgique constitue donc aussi – et c’est ce qui en fait son caractère absolument inédit – une rupture anthropologique d’une ampleur sans précédent dont nous n’avons pas fini de mesurer toutes les funestes conséquences.

Source : Proliturgia

À propos du rédacteur Tudwal Ar Gov

Bretonnant convaincu, Tudwal Ar Gov propose régulièrement des billets culturels (et pas seulement !), certes courts mais sans langue de buis.

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