[CARTE BLANCHE POUR NOEL] L’herbe est fraîche de la rosée matinale (par Eric Le Parc)

Amzer-lenn / Temps de lecture : 6 min

Comme l’an passé, Ar Gedour laisse la plume à des lecteurs et à des contributeurs ponctuels, vous permettant par leurs mots de vous plonger dans l’esprit de Noël. La carte est totalement blanche… seul le thème est imposé : Noël. Ici, c’est Eric Le Parc qui offre sa plume.

L‘herbe, ou plutôt ce qu’il en reste. Les barbelés, les trous des obus, les cadavres en putréfaction que personne n’a eu le courage d’aller chercher pour leur offrir une sépulture digne de leur courage. Il y a aussi les cadavres qui gémissent encore et qui n’attendent qu’une balle allemande pour abréger leurs tristes agonies. Aujourd’hui c’est Noël alors normalement la journée devrait être calme. Il y a çà et là quelques semblants de décorations dans les tranchées mais le cœur n’y est pas vraiment.

Gildas observe tremblant les lignes ennemies à l’aide d’une paire de jumelles. Les nuits sont brèves. Sa couche inconfortable et humide, il y a le froid, les rats, et les cauchemars plus abominables les uns que les autres quand Morphée daigne bien vouloir vous prendre.

Ce matin c’est Noël alors c’est calme. Les boches ne bougent pas, enterrés eux aussi dans leurs tranchées.

Demain, il est question qu’on donne l’assaut. Hier c’était ceux d’en face. Ils ont tenu bon, mais ça aura été un sacré bain de sang ! Le clairon, la mitraille, les cris, les hurlements, les explosions, le canon qui tonnait. La peur. L’effroi abominable.

L’Ankou qui courait d’un bord à l’autre avec sa charrette grinçante, donnant de la faux en toute direction. Sa maudite charrette était presque trop petite ! Et son cheval trop frêle pour la tirer sans se prendre les sabots dans les ornières.

L’Ankou, ce sacré vieil Ankou. De temps en temps il passe en griller une avec les gars pour se poser un peu entre deux voyages vers l’au-delà. Ici l’Ankou c’est presque un camarade ! Mais aujourd’hui, il sera exceptionnellement remplacé par le petit Jésus. Dans ce bras de tranchée, on est entre Bretons alors on a tous entendu parler de lui, on a des choses à se raconter, on prie ensemble, on s’en remet à tous les saints possibles pour que le jour se lève encore demain.

Gildas essaie de faire bonne figure, il fait semblant. Les gars aussi font semblant. Une saine fraternité qui se noue pour mieux résister et tenir. Parfois on craque, parfois toutes ces horreurs sont plus fortes que le courage alors on craque, on s’effondre en pleurs et puis on se relève. Ca arrive ! Mais il faut tenir ! Surtout devant les officiers.

On se bat pour la patrie ! Pour nos familles ! Pour tout ce qu’il y a de plus sacré alors il faut être fort ! Ne pas craquer ! Ne pas pleurer. Le jeune Louis lui fait une grande tape dans le dos, le casque sur la tête et la clope à la bouche.

– On va la finir cette sale guerre ! On va les battre tous ces sales boches et on va retrouver nos femmes !

Gildas rit plaisamment. Oui on va les retrouver nos petites femmes ! Oui on va les aimer comme jamais nos petites femmes ! Un rire fraternel, une gorgée de gros rouge et on continue à observer la tranchée d’en face.

Gildas vient tout juste de fêter ses vingt-cinq ans au milieu de cet enfer. Vingt-cinq ans… Les gars lui avaient fait une petite fête en attendant, peut-être de fêter ses vingt-six ans à la maison. Il eut un rire amer. Peut-être tombera-t-il demain ou après-demain, dans une semaine ou dans un mois.

Il se demande avec une larme s’il reverra seulement un jour sa femme Naïg et leur petit garçon né juste avant son départ. Ici cette question, tout le monde se la pose au moins dix fois par jour !

Aujourd’hui c’est Noël alors c’est calme. Les gars se regardent entre eux, les yeux hagards, frigorifiés et rongés par la peur. Aujourd’hui c’est calme.

Une petite clope, une lampée de gros rouge pour tenir jusqu’à ce que la mort ne vienne vous prendre et le temps continue de s’écouler. Le soleil brille dans un ciel presque bleu, pas assez chaud pour faire sécher quoi que ce soit. Si les boches ne nous tuent pas, ce sera la maladie… ou alors la folie qui sait.

Lui, Gildas, pense à sa femme qui, s’il revient un jour aura peut-être du mal à le reconnaître. Amaigri,  meurtri de toute part, rongé par toutes sortes d’idées que le seul courage ne peut vaincre. Comment une telle chose est-elle seulement possible ?

Dans une semaine d’autres viendront les relever dans ce boyau de première ligne, mais en attendant il faut tenir.

Il faut tenir les teutons à l’œil sans se laisser décourager par les copains qui gisent dans la terre brisée au milieu de mares de sang, ni ceux qui sont restés cloués aux barbelés et que la mitraille ennemie a déchiquetés pour un éternel repos.

Le repos… le repos… ici pas de repos ! On patauge dans la gadoue, on avance, on recule, on canarde les soldats ennemis qui ont le malheur de courir vers nous le fusil à la main. Ils ne doivent pas être mieux que nous les pauvres ! Pour eux aussi c’est la boue, le froid, la faim, le feu, les rats. Eux et nous, on est dans le même bateau, sauf qu’on se canarde fraternellement les uns les autres.

Gildas, garde toujours sur lui les lettres de sa femme, et une photo d’elle incérée dans une petite médaille. C’est son trésor à lui !Le courrier arrive quand il veut alors ce qu’on reçoit on le garde précieusement !

Une clameur ! Un officier qui se présente fièrement.

On va donner l’assaut ! Non ? Pas le jour de Noël ?

Le clairon sonne. Il faut les prendre par surprise.

La peur commence à monter.

Certains se mettent à pleurer, mais tout le monde se prépare.

Gildas serre de toutes ses forces cette petite médaille en se retenant de pleurer : Vierge Marie, Seigneur et tous les saints du ciel, petit Jésus né en ce jour de Noël, tous les anges ayez pitié de moi ! Ayez pitié de ma femme et de mon fils !

Un moment de silence.

En face personne ne bouge.

Le clairon, le fracas, les baïonnettes au fusil. Tout le monde s’élance. On court. Les coups de fusil. Les camarades qui tombent.

Gildas continue à courir, presque seul.

Une douleur insupportable.

Son genou explose. Il tombe dans la boue au beau milieu d’un trou d’obus. Les gars continuent à tomber dans le fracas et la mitraille. Lui fait un effort surhumain pour ne pas crier.Comme un fou il sert un morceau de son uniforme pour improviser un garrot et il attend. Il attend dans la douleur, le froid et l’humidité.

L’odeur de la poudre, la puanteur du sang et des cadavres. Il récite quelques prières, là où il en est ça ne mange pas de pain et puis cette nuit il tentera de ramper jusqu’à sa tranchée. Avec un peu de chance, il y arrivera et on l’enverra dans un hôpital de l’arrière. C’est Noël…

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Un commentaire

  1. Merci pour cet article et le rappel de ces Noëls dans les tranchées….. Merci et Joyeux et Saint Noël 2022 à tous.
    Je ne sais pas le dire en breton hélas.

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