Dans notre précédent article, nous avons vu combien Le Génie du Christianisme de Chateaubriand était devenu une œuvre majeure du patrimoine littéraire, culturel et davantage encore du patrimoine spirituel de la France, assurément, mais tout autant de l’Europe chrétienne, et bien évidement, même si cela n’est pas suffisamment affirmé et reconnu comme tel, du patrimoine littéraire breton. Nous avons donc toutes les raisons de revendiquer Le Génie du Christianisme comme étant nôtre, au même titre que le célèbre Barzaz Breizh de La Villemarqué, ou encore les œuvres d’Auguste Brizeux, le chantre de la Bretagne chrétienne. Par son Génie du Christianisme, le breton Chateaubriand a lui aussi été le chantre de ce christianisme, et même de cette Antiquité, qui siècle après siècle, ont construit cette Europe chrétienne, qu’aujourd’hui des héritiers indignes s’efforcent de détruire, pour y installer leurs nouvelles idoles menant au néant.
Dans cette œuvre, tout est digne d’intérêt, d’études, d’analyses … et de méditations, car très loin d’être « d’un autre temps », elle est en beaucoup de ses « Livres » (1) étonnement moderne, nous dirions même, d’actualité. Pour le démontrer, nous avons choisi les chapitres du « Livre sixième » sur « Les ruines » et du «Danger et inutilité de l’Athéisme» ; deux sujets qui ne s’accordent que trop bien avec nos sociétés déchristianisées dans lesquelles s’accumulent, non seulement les ruines matérielles (monuments, églises entre autres) mais aussi les ruines culturelles, morales, spirituelles, voire les ruines de l’intelligence. Mais s’il y a des ruines matérielles (églises) n’est-ce pas justement parce qu’il y a parallèlement les ruines précitées, et que « le monde des ruines » est finalement « un tout ».
La Révolution française avait pour objectif d’éradiquer le christianisme, et elle fût sur le point d’y réussir. En ce début du 19e siècle tout est donc à reconstruire, les esprits les plus lucides ne donnent pas cher de cette Eglise en ruines qui semble jeter ses derniers éclats. Pourtant, contre toute attente, et la moisson des martyrs de la Terreur n’y est pas étrangère, l’Eglise va admirablement se redresser. Le 19e siècle va être un siècle missionnaire, et les séminaires bretons vont être des viviers de vocations de prêtres et de missionnaires. Notre poète de l’ile de Groix, Jean-Pierre Calloc’h, dans son remarquable Lais « Tri neved, tri béden » confirme combien les Bretons ont œuvrés à ce redressement du christianisme, leur rendant un légitime hommage :
« Les fils de mon peuple, Seigneur, étaient Vos grains, et en chaque terre où Vous les semiez, germaient des chrétiens forts – Le fardeau de Votre Croix sainte sur l’épaule, le Celte a fait le tour de la terre – Il a attisé le feu de l’Apostolat dans tous les pays – N’est-ce pas pour Vous seul, Seigneur, qu’ils ont oubliés leur pays natal ? »(2).
Oui ! Il revient beaucoup à des Bretons d’avoir redonnés à Dieu sa place. Mais écoutons Chateaubriand :
LES RUINES
« Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. Il s’y joint, en outre, une idée qui console notre petitesse, en voyant que des peuples entiers, des hommes quelquefois si fameux n’ont pas pu vivre cependant au-delà du peu de jours assignés à notre obscurité.
Il y a deux sortes de ruines : l’une, ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage des hommes. Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs, elle y place un nid de colombe, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur, et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d’ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges, les seconds minent, les premiers renversent ».
Dans ce texte admirable, Chateaubriand nous parle des ruines matérielles, des monuments, châteaux, monastères, églises et cathédrales mutilées, réduits à l’état de tas de pierres. Il nous évoque combien il était de bon ton d’aller, en ce début du 19e siècle où les stigmates de la Révolution n’étaient encore que trop visibles, « admirer et philosopher sur ces pauvres restes témoins de la folie destructrice de l’homme ».
Notre époque, bien qu’aucune guerre ne vienne « justifier » de nouvelles ruines en Occident, n’est hélas pas avare de destructions : patrimoine religieux et profane en état d’abandon aux limites de la ruine, ce qui donne prétexte à abattre des églises pour « causes de danger public », et surtout trop couteuse à entretenir, restaurer. Et si tant de nos sanctuaires prennent le chemin de la ruine, les causes sont d’abord d’ordre spirituelles. Une église qui n’est plus fréquentée, dans laquelle on ne prie plus, perd sa raison même d’exister, elle devient inutile, encombrante, couteuse, c’est un édifice mort, un tombeau de la foi … et de la culture du peuple qui en était l’héritier indigne, le gestionnaire failli. Et de la ruine édifice-pierres nous abordons les rivages des ruines morales, culturelles, spirituelles, et celles-ci -nous l’avons dit – précèdent souvent les ruines matérielles. Là encore, nos sociétés déchristianisées ne semblent plus supporter le sacré, le beau, le divin ; il est donc naturel que la cathédrale, l’église, la petite chapelle, le calvaire, les monastères et les couvents deviennent insupportables à nos yeux matérialistes, à notre esprit nihiliste qui ne considère plus comme bon que l’éphémère, prémisse du néant. Chateaubriand, méditant sur les ruines d’Egypte et de l’antique Palmyre, sera bien plus tard, devant les mêmes ruines, rejoint par l’écrivain Paul Valéry (1871-1945), nous invitant, lui aussi à réfléchir combien «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Car notre civilisation, jadis chrétienne, en est venue à rechercher et chérir sa propre mort. Une mort annoncée, programmée dans une jouissance mortifère inouïe, faisant mieux que ne l’aurait fait des révolutions et des guerres.
- 1) Le Génie du Christianisme est divisé en « Six Livres », chacun traitant par chapitre d’un thème.
- 2) Extrait de « Tri neved, tri béden » (Trois sanctuaires, trois prières) Dans, An Daoulin (A genoux), recueil de Lais bretons (traduit du breton).