Si Angela Duval (1905-1981), originaire de Vieux-Marché dans le Trégor, est une figure bretonne bien connue en Bretagne, est-ce par le nombre de rues qui, tout comme pour Xavier Grall, Glenmor, Jean-Pierre Calloc’h, portent son nom, ou par son œuvre littéraire exceptionnelle qui hisse l’âme bretonne sur les sommets de la transcendance ? Les deux, serions-nous tentés de dire ! Pourtant, ce n’est pas si certain. Le milieu intellectuel et littéraire breton connait Angela Duval pour ses qualités d’écrivain, de poétesse, et c’est bien ce qui importe, mais ce milieu, connait-il aussi bien qu’il le prétend la profondeur d’âme de cette femme exceptionnelle, pour ne retenir d’elle, de son œuvre, que le seul aspect littéraire ?
C’est un des défauts d’une majorité d’intellectuels, d’historiens, de journalistes de notre époque : quand ils se penchent sur l’œuvre d’une personne, il y a une propension à faire un tri qui soit en conformité avec la bien-pensance à la mode, surtout si cette œuvre se caractérise par une profonde identité chrétienne. Il faut « faire consensus » alors on désacralise l’œuvre. L’identité chrétienne qui en était la colonne vertébrale est effacée, ce qui la rend ainsi plus présentable. Cette approche réductrice et partisane s’est déjà vue dans des travaux sur Jean-Pierre Calloc’h, sur Xavier Grall, sur Philoména Cadoret (1892-1923), et bien d’autres.
Angela Duval est, avec Philoména Cadoret ou Marianna Abgrall, de la lignée de ces femmes paysannes bretonnes profondément enracinées, non seulement de manière charnelle dans la terre de leur ferme, mais dans une foi profonde. Un enracinement qui ne pouvait que leur offrir cette dimension toute naturelle de chantres de leur terre natale, de cette foi sur laquelle on butte dans tous les coins et recoins de la campagne bretonne, marquée par des légions de saints et de saintes, du Christ, de la Vierge Marie, de Sainte Anne. Pour elles, foi et culture allaient de soi. Ces femmes bretonnes voyaient Dieu partout, d’où des poèmes qui sont de véritables prières et doivent se lire et se comprendre comme tel. Quand ces nobles femmes de la terre chantent l’amour de la patrie terrestre (comme le Karantez Vro d’Angela Duval), leur chant n’est que la sublime préface qui prépare à l’amour, au désir de la Patrie Céleste. Là encore, un rapprochement avec les Lais de Jean-Pierre Calloc’h dans Ar an Daoulin s’impose. Poétesses, assurément, mais comme Auguste Brizeux, ces Bretonnes, ces Bretons furent d’abord les « chantres d’une Bretagne croyante ». Ce serait une grave erreur de ne voir dans leurs œuvres que de beaux textes littéraires, sublimés par la langue bretonne.
UNE ECOLOGISTE ! ASSUREMENT, MAIS UNE VRAIE …
Angela Duval, et cela se perçoit dans toute son œuvre, sa sagesse paysanne aidant, est très lucide des mutations irréversibles qui s’opèrent dans sa Bretagne. Dès les années soixante, ces indispensables mutations de toute la société bretonne pour la faire entrer la Bretagne du 20e siècle vont s’opérer sans discernement. En tous domaines, et évidemment le monde rural ne va pas y échapper (il sera même en première ligne), ce monde qui est son monde et sa vie, va basculer en moins d’une décennie du 19e siècle au 20e siècle. Elle assiste impuissante à la politique de la table rase dans l’agriculture : saccages des paysages (remembrement) emportant chemins creux, arbres séculaires, rivières sinueuses, eaux claires et pures des fontaines et des puits, vieux bâtiment de fermes. Cet amour de la nature, dont elle estimait que l’homme faisait partie, de l’héritage séculaire des ancêtres, elle est blessée au cœur par tous ces bouleversements, des crimes, dira-t-elle, dont pourtant elle ne nie pas la nécessité dès lors où ceux-ci sont menés avec sagesse, respect de cet héritage, mais elle sait que le monde d’hier est rejeté en bloc, par ce que condamné sans appel par les décideurs de Paris qui ont pervertis, non seulement la terre nourricière, mais l’esprit, la lucidité des Bretons. Nous pouvons voir en elle une authentique écologiste, dont serait bien aise de s’inspirer les « écolos » d’aujourd’hui. Il est vrai qu’Angela Duval pratiquait une écologie qui respectait l’œuvre de Dieu, puisqu’il était partout dans cette nature, mais aussi dans les œuvres humaine que sont les chapelles, les calvaires.
Dans sa jeunesse elle avait pu, au lendemain de la Première guerre mondiale, vivre un premier bouleversement de la société bretonne : cinq années de guerre, d’épreuves, l’avaient rendue méconnaissable. Tous ce qui faisait l’identité même du Breton étaient alors combattu, tant par les gouvernements français qui poursuivaient sa lutte contre la langue et les traditions bretonnes que la foi, que par trop de Bretons, qui désormais entendaient se définir davantage comme Français que comme Breton. La guerre avait été un puissant accélérateur de la francisation et de la laïcisation de la société bretonne, le monde d’hier était rejeté au profit des modes venant de Paris, des Colonies, des Amériques.
Dans ces années d’après-guerre, toute une génération consciente que la Bretagne est engagée sur la voie qui lui fera perdre à jamais son identité chrétienne et bretonne se lève, s’affirmant tant dans les domaines culturels, artistiques, que économique que politique. La Seconde guerre mondiale va encore bien davantage accélérer cette mutation.
LA FOI, CETTE RACINE PREMIERE QUI IRRIGUE l’ÂME BRETONNE
Elle connaîtra les premiers Bleun-Brug de l’abbé Perrot, où elle y trouvera toute la mystique spirituelle et culturelle qui inspireront plus tard son œuvre. La devise Feiz ha Breiz du recteur de Scrignac, elle la fait sienne, tout comme les multiples combats dont il est le sommet, et qui rassemble autour de lui toute une jeunesse en découverte, ou redécouverte de son identité.
Cependant, Angela Duval, bien qu’en relation avec des sommités de la littérature, de la langue bretonne comme Roparz Hémon, François Eliès (Abéozen), Youenn Drezen, l’abbé Le Floc’h (Maodez Glandour), l’abbé Pierre-Marie Lec’hvien, Dom Alexis Presse, le restaurateur de l’abbaye de Botgwen (1), et bien d’autres, restera dans ce monde culturel et dynamique d’alors, très effacée. C’est, bien plus tard, sa collaboration à diverses revues bretonnantes, Ar Bed Keltiek, Barr-Heol, Al Liamm, ainsi que l’émission TV Les Conteurs (décembre 1971) qui vont surtout la révéler. En 1974, elle reçoit le prix Yann-Per Calloc’h pour son recueil Kan an Douar (Le chant de la terre). Son recueil de poèmes Traoñ an Dour (2) est comme un inventaire d’un monde qui achève de disparaître. Ce monde qui disparaît, déjà en 1925, l’écrivain et académicien André Chevrillon dans son remarquable livre Derniers reflets à l’Occident, l’avait bien perçu. Devant cette Bretagne qui, dans l’indifférence de trop de Bretons, achève de mourir, il ne lui reste plus que l’espérance chrétienne. Si nous rapprochons l’œuvre d’Angela Duval de celle de Jean-Pierre Calloc’h (An Daoulin) nous y retrouvons le même recours ultime à Dieu pour sauver cette Bretagne en danger de disparaître : « Ma race est devant Vous comme un menhir écroulé, Seigneur, mais Votre bras peut la relever ! ». Oui ! Relever cette terre bretonne pétrie de chrétienté mais qui semble s’effacer sous les attaques des idéologies portées par la laïcisation, la francisation, le matérialisme.
A l’avertissement de l’abbé Perrot vers ceux qui voulaient une Bretagne tournant le dos à ses racines chrétiennes : « Ne croyez-vous pas que votre Bretagne serait différente de la Bretagne de nos Pères si la lumière de la foi ne rayonnait plus comme un astre solaire au-dessus de nos cités et de nos campagnes ? », Angela Duval, consciente que trop de Bretons prenaient cette voie contraire, suppliait l’abbé Perrot : « Apôtre et martyr de la Bretagne, priez pour nous, Bretons tièdes et insensés. Gardez-nous notre Patrie et la Foi en Bretagne ».
Angela Duval est encore témoin d’ une autre mutation, peut-être la plus grave car elle va conditionner toutes les autres : la foi, les traditions les plus vénérables qui donnaient au catholicisme breton cette profonde identité qui lui était propre sont remises en cause. Ce sont les années postconciliaires, où comme pris d’une soudaine folie iconoclaste, une grande partie du clergé breton, à l’instar des bulldozers qui rasent les vieux talus, va s’acharner à détruire toutes les traditions religieuses, à chasser de l’église, avec le latin, le chant grégorien, la langue bretonne, nos magnifiques cantiques, et tenir les Pardons et le culte des saints pour des vestiges d’un paganisme qui n’ose pas dire son nom. Elle vivra très mal ces bouleversements au sein du catholicisme breton des années soixante et soixante-dix ; elle en devinait les dommages irréparables pour la foi, la langue bretonne et ses traditions qui en résulterait, comme elle redoutait l’absence d’une élite bretonne, surtout dans le clergé, une élite qui prendrait la relève, d’où cette autre supplique :
« Monsieur Perrot, prêtre sans reproche, priez pour les prêtres de Bretagne trompés par les fausses idées de ce siècle. Obtenez-nous de discerner dans notre peuple de sages conseillers et dirigeants clairvoyants ».
Nous pourrions citer nombre de poèmes, d’écrits où transparaît cette inquiétude, cette angoisse, ces blessures au cœur, à l’âme devant le néant spirituel et culturel qui s’ouvre, et cette perte de la foi qui sourde. En tant que paysanne, elle sentira au plus profond de son être les silences de nos clochers qui ne sonnent plus l’Angélus, remplacé par le bruit des tracteurs, les cantiques bretons chassés des églises, l’alouette qui ne s’envole plus des sillons de la terre, empoisonnés eux-mêmes par le nouveau culte de la rentabilité et des pesticides. Le paysan devenu, par la grâce des coopératives et des banques « exploitant agricole, technicien de la terre », perd la sagesse ancestrale, ne communie plus avec la terre mais il « l’exploite », ne respirant plus au rythme des saisons.
Il y a 40 ans Angela Duval remettait son âme bretonne à Dieu. Le 12 décembre 1943, l’abbé Yann-Vari Perrot qu’elle admirait tant, qu’elle invoquait très souvent comme martyr et saint, était assassiné, aussi n’est-il pas étonnant qu’elle lui ait dédié une prière Pedenn d’an Aotrou Perrot, beleg ha merzher (recueil de poèmes dans Traoñ an Dour) qui est une véritable supplique pour que les Bretons restent fidèles à leur foi, à leur langue, à leurs traditions.
Après avoir évoqué son assassinat et le droit des Bretons d’êtres maîtres de leur destinée, elle demande pour eux la lumière pour prendre la bonne voie. Elle demande aussi pour eux « la chaleur d’un foyer, du travail pour assurer la nourriture des corps mais aussi des esprits », mais son mysticisme ne lui fait pas oublier les nécessités du quotidien. La charité, l’amour du prochain, l’entente entre Bretons, mais dans la vérité de cette vertu chrétienne est encore une de ses préoccupations, car elle n’a que trop perçu ce grand défaut des Bretons, l’art de se diviser, de rendre négatives les meilleurs idées, mais de faire leur celles qui détruisent la Bretagne.
« Obtenez-nous la Grâce de l’entente, de l’Amour partagée, de la lumière. Obtenez-nous la force du combat pour la Liberté, la Fidélité, la Justice.
« Monsieur Perrot, vous qui avez marché solitaire sur les chemins accidentés de notre pays, soyez notre secours ».
« Donnez-nous des enseignants patriotes qui apprennent aux enfants de Bretagne l’histoire de notre pays, qui apprennent à se souvenir de nos Pères, héros et bâtisseurs de notre Pays. Monsieur Perrot, faites que fleurisse à nouveau le breton sur les lèvres de la jeunesse des villes et des campagnes, que partout notre langue soit respectée »
Sa Prière à l’abbé Perrot (Pedenn d’an Aotrou Perrot), écrite bien sûr en breton, s’entend presque comme un testament, qui rejoint la prière du recteur de Scrignac Pedenn evit Breiz, dans laquelle il dit exactement la même chose, tout comme elle rejoint la prière des Trois Sanctuaires, Trois Prières ( Tri Neved, Tri Beden) de Jean-Pierre Calloc’h.
De même, Marianna Abgrall, dans sa prière Merit deomp Ô va Doue, chantera Dieu, la nature et la beauté de la langue bretonne (3).
Xavier Grall, dont nous venons de célébrer les 40 ans de sa disparition aussi, écrira dans Mémoires de ronces et de galets une Plainte de l’abbé Perrot qui est comme un prolongement de la prière d’Angela Duval, dans laquelle il exprime cette angoisse qui l’étreint, mais qui, par l’Au-delà, est celle aussi du recteur de Scrignac devant les villages bretons, les fermes vides dévirilisées, les foyers éteints, les églises désertées : « Les vivants ne m’écoutent pas – et je ne les entends plus- seulement les morts sous la terre murmurent ce que j’aimais. Il ne reste plus rien de tout ce que j’aimais. Les vivants ne m’écoutent pas et je ne les entends plus » (extrait. 4).
Dès sa petite enfance, Angela Duval demande à Dieu le don d’écrire pour le louer, le chanter en même temps que la Bretagne de son cœur : « Je veux devenir une petite poétesse. Tel est le désir de mon cœur ici-bas ». Assurément, Dieu l’a exaucée au-delà de ses espérances, reste aux Bretons de reconnaître en elle bien davantage qu’une poétesse de talent, mais une de ces femmes bretonnes, humbles et saintes par leur foi, témoins et chantres des vertus qui assurent la pérennité d’un peuple, d’une culture. La question est : Dieu intéresse-t-il encore les Bretons, Dieu est-il encore chez lui en Bretagne ?…
Une évidence s’impose, aujourd’hui nous n’avons plus, alors qu’ils furent jadis nombreux, d’écrivains, de poètes, de musiciens soucieux, capables de se hisser à la hauteur spirituelle d’une Angela Duval, d’un Xavier Grall, pour ne citer que ces deux personnalités qui comme l’abbé Perrot mettaient Dieu à la première place pour un authentique renouveau de la Bretagne : « Nous ne pouvons pas concevoir une Bretagne qui ne serait plus chrétienne, comme nous ne pouvons concevoir une Bretagne qui ne serait plus bretonne ». Il faut bien trouver la raison dans cette déculturation religieuse des nouvelles générations : foi et culture ne sont plus liées, elles s’ignorent, se combattent, s’autodétruisent même en pliant le genou devant les idoles du moment. Pourtant, la « recette » est évidente, elle saute même aux yeux, à condition d’avoir encore un minimum de lucidité : le divin, le sacré, le beau et la vérité coulaient dans leurs veines (racines) bretonnes, elles présidaient à leur conception ; ne devrions pas nous-mêmes nous inspirer de cette sagesse au lieu de s’imaginer construire avec des chimères éphémères qui ont prouvé combien elles menaient vers la voie du néant ?
Note :
1) Angela Duval sera affectée par l’orientation ultra progressiste que le successeur de Dom Alexis Presse, Dom Bernard Besret donnera à Boquen, menant l’abbaye à la faillite spirituelle, et à une véritable trahison de l’idéal breton que Dom Alexis Presse voulait lui donner. De même, bien qu’à notre connaissance elle n’ait pas laissé d’écrits sur le sujet, mais suivant des confidences, elle désapprouvera, n’y voyant rien de bon pour la Bretagne, le pardon islamo-chrétien des Sept Saints de Vieux Marché, fondé en 1959 par l’orientaliste Louis Massignon.
2) Traoñ an Dour, édition Al Liamm.1973.
3) Marianna Abgrall écrira beaucoup dans la revue Feiz ha Breiz. On lui doit la très belle berceuse Toutouig.
4) Mémoire de Ronces et de galets.1977. D’autres Bretons militants écriront également des prières pour la Bretagne, pour invoquer l’abbé Perrot, comme Uisant Séité, Maodez Glandour, Herry Caouissin.
Brav !!!
Je souscris à votre commentaire sur Angela Duval de Trégrom. Dans des statistiques que nous ont données des prof au DEC à RENNES 2, il y a une confusion totale entre la pratique religieuse et la foi. Ce n’est pas par ce que un humain ne va pas à la messe qu’il n’est pas croyant. Tous les fromages qui nous ont été donnés, sont faux, erronés et n’avaient qu’un but »montrer la victoire de l’anticléricalisme sur la religion » J’ai le souvenir de Dom Alexis Presse, ancien comme moi de l’IND de Guingamp. Il venait à Notre Dame régulièrement. C’était un Evêque, car père Abbé. A GALON jb