Un c’hoareiz berr/ Un bref Carême

Amzer-lenn / Temps de lecture : 16 min
L’église N.D La Blanche d’Hoedic

En ce temps de Carême exceptionnel où chacun vit le désert de la quarantaine et de la privation des sacrements, alors que nous sommes entrés dans ce grave temps de la semaine sainte, il est aussi indiqué de rire et de sourire.

 

Voici donc un petit conte extrait des «Sorhienneu ha farseu koh er hornad » (historiettes et vieilles farces du coin) publiées en 1925 par Guillam Er Borgn (1866-1927) En in-noz (l’oiseau de nuit) de son nom de plume. Natif de Séglien, entre pays de Pontivy et pays Pourlet. C’était un conteur et chansonnier hors pair plein d’humour et de truculence. Il enchantait les veillées, les noces et les fêtes paysannes par ses chansons et ses histoires tantôt irrévérencieuses et drôles, tantôt graves et effrayantes.

Actif collaborateur de la revue Dihunamb ! fondée par Loeiz Herrieu en 1905, il y fit paraître nombre de ses chansons et de ses contes ainsi que sa pièce de théâtre Er Spontailheù (1909).  Ses écrits ont été compilés et édités en 1981 par son petit-neveu Herri Er Borgn (lecteur assidu d’Ar Gedour : 1937-2014) sous le titre : « Obéreù en In-noz » (les oeuvres de l’oiseau de nuit)

Voici donc cette histoire (fictive) du bref carême de l’île d’Hoedic, où tout un chacun pourra trouver quelques concordances avec l’actualité.

Pennad e brezhonegArticle en français

Un c’hoareiz berr

(N.B : L’orthographe du breton a été modernisée)

 Houad ha Hoedig a zo div enezennig vihan e-kreiz ar mor bras, ur pemp lev bennak doc’h an douaroù ha tro-ha-tro da ugent doc’h Gwened.

Holl ar gwazed ag an enezennoù-se a zo pesketerion ; ivez, ar beleg e pep hani anezhe a zo àr un dro, ar liesañ atav, person, kure, maer, adjoent, sekreter, tavarnour, marc’hadour butun, marc’hadour tempzerezh (épicerie) ha traoù arall; d’ar c’hourz me komzan deoc’h atav.

Ur blez, dindan gouel Nedeleg, e enezenn Houad pe Hoedig – lakamp Hoedig, an dra-se ne ray ket netra deoc’h na din ivez – ar person a chomas klañv get ar grip hag ar paz, ‘vel lod kær dre-se ar blez-mañ, ha goude get ar gwall-amzer hag an avelaj, n’hellas ket monet betak Gwened da glask, get an Aotrou eskob, e c’hourc’hemennoù ‘eit ar blez nevez. Neoazh, setu paset miz genver, c’hwevrer, hag an amzer na cheñj ket, hag an c’hoareiz a zo tost, pandeogwir, hrevez e almanak kozh doc’h pehani e labour berped e lar ema sul al lard ar sul kentañ da zonet.

Afe ! Gwazharze. An deiz eraok ar sul-se, d’ar sadorn, setu eañ aet da Wened get bag ur pesketour. Arru e kêr eañ ‘wel an dud dre ar ruioù get brec’hadoù lore.

« D’e-menn eme an Aotrou person, a c’houlenn eañ get unan bennak, ec’h it c’hwi get al lore-se ? »

« Gout erwalc’h a rit Aotrou, eme un den mat, ema sul al lore àrc’hoazh. »

« Sul al lore àrc’hoazh ! A lâr ar beleg dre e soñj, ha me oe me e klask sul al lard. »

Person Hoedig ne dardas ket e Gwened an deiz-se. Mall a oe dezhañ difrae. Ha eañ d’ar gêr fonnabl ‘el ma oe daet, e bag ar pesketour, kentizh ‘el m’en doe gwelet Aotrou Eskob ha prenet un almanak nevez.

An deiz àrlerc’h an overenn bred, eañ a lâr d’e dud :

« Ma zud vat, dec’h hepken em eus gellet monet betak Gwened da glask gourc’hemennoù hag avizoù an Aotrou Eskob.

Allas ! Mam Breuder ha ma c’hoerezed, manket hon eus a ziàrbenn an c’hoareiz benniget. Hiziv ema sul al lore ha me soñje, hrevez ma almanak ag ar blez paset, e oe sul al lard.

Ama ! Ma zud vat, ne vern ket, ‘benn dimeurzh e vo meurzh al lard ; ‘benn dimerc’her, merc’her al ludu ; digwener, gwener ar groez ha ‘benn disul, sul Fask ha ni ‘vo arru àr un dro get ar re ‘rall. »

 

Setu penaos e enezenn Hoedig ec’h eus bet ur blez hep koareiz erbet […]

Un bref Carême

 Houat et Hoedic sont deux petites îles au milieu de l’océan, situées à peu près à cinq lieues du continent et à vingt lieues de Vannes.

Tous les hommes de ces îles sont des pêcheurs ; aussi, le prêtre dans chacune d’entre elle est en même temps le plus souvent en tout cas, recteur, vicaire, maire, adjoint, secrétaire, tavernier, buraliste, épicier et bien d’autres choses ; à l’époque dont je vous parle, en tout cas.

Une année, vers la fête de Noël, dans l’île d’Houat ou d’Hoedic -mettons Hoedic, cela importe peu ni à vous ni à moi- le recteur resta malade de la grippe et de la toux, comme beaucoup par là-bas cette année-là et après, à cause du mauvais temps et de la tempête, il ne put se rendre jusqu’à Vannes chercher auprès de Mgr l’Évêque ses mandements pour la nouvelle année. Pourtant, voilà passés les mois de janvier, de février, et le temps ne change pas, et le Carême est proche, puisque selon le vieil almanach dont il se sert toujours, il est dit que le dimanche à venir est le dimanche gras.

Bon qu’importe ! Le jour avant ce dimanche, le samedi, le voici parti à Vannes sur le bateau d’un pêcheur. Arrivé en ville, il voit les gens de par les rues avec des brassées de laurier.

« Où allez-vous, dit le recteur, en demandant à un quidam, avec ces lauriers ? »

« Vous savez bien, Monsieur (l’abbé), dit un brave homme, que c’est le dimanche des Rameaux demain. »

« Le dimanche des Rameaux demain ! dit le prêtre en lui-même, et moi qui cherchais le dimanche gras. »

Le recteur d’Hoedic ne s’attarda pas à Vannes ce jour-là. Il devait se hâter. Et de rentrer rapidement chez lui comme il était venu, dans le bateau du pêcheur aussitôt après qu’il eut vu Mgr l’Évêque et acheté un nouvel almanach.

Le jour suivant, à la grand messe, il dit à ses ouailles :

« Mes braves gens, hier seulement j’ai pu me rendre jusqu’à Vannes chercher les mandements et avis de Mgr l’Évêque. Hélas ! Mes frères et soeurs, nous avons manqué presque tout le Carême béni ! Aujourd’hui, c’est le dimanche des Rameaux, et je pensais selon mon almanach de l’année dernière que c’était le dimanche gras.

Allons ! Mes braves gens, ce n’est pas grave : mardi prochain, ce sera mardi gras, mercredi prochain, le mercredi des Cendres ; vendredi, le vendredi saint , et dimanche prochain, le dimanche de Pâques, et nous aurons rattrapé les autres. »

Voilà comment sur l’île d’Hoedic il y eut une année sans presque aucun Carême…

 

Intérieur de l’église N.D la Blanche avec ses ex-votos et la fameuse chaire à prêcher d’où le recteur administrait la vie spirituelle et temporelle de son île

L’organisation autonome des îles d’Houat et Hoedic

 Ce petit conte fictif décrit de manière humoristique une particularité de ces deux îles. À savoir qu’elles sont restées pendant très longtemps des communautés autonomes auto-gérées et administrées par leurs recteurs, et ce jusqu’à des temps très récents. (1990)

Jadis, le statut administratif, juridique et ecclésiastique des îles d’Houat et Hoedic était à part. En effet, elles relevaient directement de l’abbaye saint Gildas de Rhuys qui y nommait en accord avec l’évêque de Vannes un desservant. Elles furent administrativement rattachées à Belle-île en 1790 puis érigées en paroisses après le Concordat de 1801.

Pendant la Révolution, étant donné la décadence de la flotte française suite à la démission et à l’exil massif du corps des officiers de la Royale et à la suprématie maritime britannique, elles se retrouvèrent dans une sorte de situation de territoire vacant, pris entre deux feux, ce dont elles surent tirer parti.

Le desservant puis recteur était déjà auparavant de facto le chef naturel de ces communautés. Cet état de fait va se renforcer pendant la Révolution et l’Empire.

 

L’abbé Jean Marion : un recteur d’exception

En 1786, un jeune, dynamique, et zélé desservant fut nommé à Hoedic par Mgr Amelot, évêque de Vannes : l’abbé Jean Marion (1759-1824).

Natif d’Arradon, il était très versé en spiritualité et traduisit en breton vannetais nombre d’ouvrages de dévotion, de liturgie, d’Écriture sainte et de linguistique accessibles à tous: contrairement à ses confrères de l’époque qui affectaient d’écrire un breton farci de mots français, son style était plus « pur », en cela , c’est un précurseur du renouveau de la langue bretonne au XIXème siècle. Il a, entre autres, écrit  ou traduit :

  • En nor ag er vuhé devot (introduction à la vie dévote de saint François de Salles)
  • Iniz er vertu (l’île de la vertu)
  • Oficeu eid er sulieu ha gouilieu principal ag er blai, (Offices pour les dimanches et les fêtes principales de l’année : paroissien complet latin-breton du diocèse de Vannes.
  • Histoerieu ag en neu Testamand : (l’histoire des deux Testaments) -histoire sainte, traduction abrégé de la Bible de Royaumont  (1670)
  • Vocabulaire nouveau, ou dialogues français et bretons : guide de conversation imité d’un ouvrage du Léon : Collocou gallec ha brezonec

Ses ouvrages furent constamment réédités au cours du XIXème siècle et eurent un grand succès dans les foyers bretonnants du diocèse de Vannes.

Pendant la Révolution et l’Empire, les îles d’Houat et Hoedic deviennent une sorte de territoire neutre, la maîtrise des mers étant aux mains de la Royal Navy britannique. Cet état de fait renforça encore le sentiment d’indépendance des îliens qui en s’auto-administrant sous l’autorité de leurs recteurs deviennent de micro-républiques autonomes.

Les deux îles devinrent alors de précieuses intermédiaires entre la chouannerie du Morbihan insurgé et les princes exilés en Angleterre. En 1795, le comte d’Artois, frère de Louis XVI et de Louis XVIII (futur Charles X) débarquant à Hoedic fut impressionné par l’enthousiasme et le courage des îliens plongés dans le dénuement le plus total.

Les pêcheurs des deux îles se firent alors contrebandiers en livrant sur le continent armes, munitions, courrier, argent et agents de liaison débarqués par les Anglais, et cela au péril de leurs vies.

L’abbé Marion noua aussi de bonnes relations avec l’amirauté britannique, car ses navires relâchaient souvent à Hoedic pour décharger le matériel que les pêcheurs livreraient par la suite clandestinement sur le continent.

Il devint l’unique autorité des deux communautés lorsque son confrère de Houat fut emporté par le choléra en 1795 en soignant des survivants du débarquement des émigrés à Quiberon.  C’est alors que pendant la messe dominicale, lorsque la mer interdisait tout accès à l’autre île, ils convint d’un code de sémaphore pour suivre la messe malgré tout : le pavillon blanc dressé sur le clocher conjugué à la cloche indiquant les différentes parties de la messe.

Dans ce contexte délicat, Jean Marion manœuvrait habilement selon les saisons, entre les officiers des bâtiments de la Navy et les autorités du continent. Peu à peu les autorités françaises finirent par le considérer comme l’unique administrateur des îles, faisant fonction d’adjoint spécial du maire du Palais, officier de l’état civil, syndic des gens de mer et, pour toutes questions, leur unique interlocuteur.

 

La Charte d’Hoedic

Cette situation exceptionnelle conduit le Recteur Marion à élaborer toute une organisation pour régir la vie de ses îliens. Une sorte de « trésor paroissial » lui permettant d’assurer les aides dont avaient besoin ses ouailles et d’entretenir un canot du recteur pour les liaisons entre l’île et le continent. Sa principale ressource était une « cantine » disposant du monopole de la distribution des produits acquis sur le continent grâce à ce même « canot du recteur ». Cette même situation le conduisit à organiser la vie sociale de ses paroissiens et à assurer pour eux le rôle tenu sur le continent par un notaire ou par un juge de paix. C’est une véritable contre-société alternative qui fut créée : Bénéficiant d’un réseau exceptionnel, lui et ses îliens se retrouvant mêlés de près à la géopolitique des guerres napoléoniennes.

Après son départ en retraite pour Arradon, les anciens vont imposer au nouveau recteur de respecter cette organisation. Celui-ci écrivit alors ces règles dans des notes qui seront exploitées par la suite sous la désignation abusive de « Charte d’Hoedic », comme s’il s’était agissait d’un code de loi. Ce statut d’administrateur hérité de Jean Marion se perpétua à ses successeurs. Les autorités du continent étant alors trop heureuses de disposer pour Hoedic et Houat d’une solution de fait peu légale, mais efficace et gratuite ; à charge pour le diocèse de Vannes de nommer le pasteur adéquat avec les qualités humaines et spirituelles requises.

Les régimes politiques successifs au cours du XIXème siècle, même les plus anti-cléricaux vont entériner ce statut d’exception : 1er empire, Restauration, Monarchie de Juillet, Seconde république, Second Empire, Troisième république. Ce statut était certes très pratique, car il ne coûtait presque rien à l’Etat.

Les recteurs des îles d’Houat et Hoedic devinrent donc sur leurs îles les seuls maîtres à bord après Dieu en veillant sur le bien matériel et spirituel de leurs ouailles.

La Baie de Quiberon, les presqu’îles de Rhuys et Quiberon et les îles de Houat, Hoedic et Belle-île

 

Au début de la 3ème République, une petite coterie d’anticléricaux du conseil municipal du Palais, furieux de constater que leurs voisins s’administraient sans rien devoir à la République, s’engagea dans une longue lutte pour mettre fin à ce qu’elle considérait comme une scandaleuse théocratie paternaliste. À cet effet, elle demanda que les deux îles fussent érigées en communes indépendantes. Il en résulta vingt années de luttes entre quelques républicains fanatiques du Palais et les recteurs d’Hoedic et de Houat, émaillées d’aventures rocambolesques.

Une loi de 1891 décida finalement de l’érection des deux nouvelles communes, mais ce sont pourtant les Recteurs qui triomphèrent. Ils contrôlaient toujours les seules ressources collectives, devenant secrétaires de la mairie auprès de maires élus, sans doute légalement, mais aux fonctions purement virtuelles. Cette situation se prolongera jusqu’en 1990, deux siècles après la création des communes en France.

Pendant la crise des années 30 et la Seconde Guerre Mondiale, le recteur, retrouva son influence passée. L’abbé Auguste Conan, de la même trempe que son illustre prédécesseur, redevint le chef spirituel et administratif des îliens, comme le fut Jean Marion durant la Révolution.

Il rétablit la boutique paroissiale et redonna confiance à une communauté qui retrouva le chemin des jardins et même de quelques champs. Et de même que Jean Marion, il assura les relations avec les autorités françaises et allemandes. En 1943, pour éviter aux jeunes menacés par la réquisition du STO, le recteur Conan reconstitua une activité factice de fabrication de soude par brûlage du goémon.

 

Le chant sur l’île d’Hoedic

Ce peuple de marins, à la fois solide et fragile, souvent décimé par les naufrages ou la maladie  bien que très pauvre a un caractère très trempé ainsi qu’une une grande piété qui se caractérise par les dévotions envers la Vierge, (N.D La Blanche) sainte Anne, et saint Goustan, qui fut débarqué par les pirates sur leur île au XIème siècle, puis fut converti et enseigné par saint Félix, restaurateur de la vie monastique à Saint-Gildas-de-Rhuys, puis devint moine .

La manière de chanter sur l’île d’Hoedic diffère quelque peu de celles en usage sur le continent, tant pour le plain-chant que pour les cantiques bretons. En effet, l’interprétation est toujours puissante et pleine de majesté et le répertoire de cantiques bretons est demeuré presque inchangé, même après les réformes menées dans les années 20 dans le diocèse de Vannes par le chanoine Guillevic. L’alternance hommes-femmes y est par ailleurs scrupuleusement respectée.

Ce chant profond et émouvant n’est pas sans rappeler celui des habitants d’une autre petite île bretonne : l’île de Sein, dans le magnifique film de Jean Delannoy : « Dieu a besoin des hommes »

Sauf que là, ce n’est pas du cinéma reconstitué, c’est du réel !

Voici quelques exemples sonores, tirés des enregistrements de Gaby Lédan, sonorisateur quiberonnais qui enregistra plusieurs cérémonies sur l’île dans les années 50. Vous retrouverez les paroles en cliquant sur ce lien.

O arh a aliañs (O Arche d’Alliance) : cantique passé à la trappe  depuis longtemps sur le continent et conservé à Hoedic, qui était surtout chanté lors des mariages. Remarquez la voix splendide de la chanteuse, femme de marin qui n’a jamais franchi les portes d’un conservatoire.

Gwerhiez Vari, patroméz Hoedikiz  (Vierge Marie, Patronne des Hoedicais)

Libera me Domine : extrait d’un office des défunts.

– Et en avant-goût pascal, la remarquable interprétation du Gloria de la messe royale de Dumont

 

J’apprécie cet article : je soutiens Ar Gedour

À propos du rédacteur Uisant ar Rouz

Très impliqué dans la culture bretonne et dans l'expression bretonne dans la liturgie, Uisant ar Rouz met à disposition d'Ar Gedour et du site Kan Iliz le résultat de ses recherches concernant les cantiques bretons, qu'ils soient anciens ou parfois des créations nouvelles toujours enracinées dans la Tradition. Il a récemment créé son entreprise Penn Kanour, proposant des interventions et animations en langue bretonne.

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